Ces dernières semaines, un débat multiforme est revenu sur le devant de la scène à propos du rapport entre l’écriture et la lecture, notamment sur Twitter. Contrairement aux autres fois où j’étais agacée sans réussir à savoir pourquoi, là, j’ai pu mettre le doigt sur les problèmes (oui, au pluriel) de ce conseil qui revêt les atours de l’injonction.
Alors, il faut quand même que je le dise : je fais partie des personnes qui pensent qu’écrire sans lire sera compliqué. J’ai toujours pensé qu’en effet, la lecture est un excellent outil de travail pour l’auteurice.
Le problème, ce n’est pas ça.
La question à se poser, ce n’est pas « Faut-il lire pour bien écrire ? ».
Ça y est, j’en vois déjà brandir leur fourche. Sans tomber dans l’injonction : s’il vous plaît, posez-la par terre. Je vais éclaircir mes propos.
Déjà, le « faut-il », hop, poubelle. Les injonctions commencent ainsi, et nous ne sommes pas copaines avec les injonctions. Le « faut-il » ne sert vraiment à rien en plus.
La lecture, un sujet brûlant.
Je le répète : la lecture est un outil, très utile pour l’écriture. Jusque-là, je pense que nous sommes d’accord. Je n’ai pas dit que c’était L’OUTIL à avoir absolument, mais UN outil parmi tant d’autres.
Voici ma première question : Pourquoi lire ?
Vraiment, avant de penser à l’écriture, pourquoi lisez-vous/ne lisez-vous pas/lisez-vous peu/lisez-vous beaucoup etc. ? Pourquoi ?
Moi, je lis parce que j’adore le faire, parce que j’ai envie d’apprendre, parce que c’est un medium, un outil qui me va bien. Ce n’est pas le seul que j’utilise, et surtout, la lecture a des usages multiformes.
Et vous, alors ?
D’où ma deuxième question : qu’est-ce que lire ?
Est-ce ouvrir un livre avec du texte et des images ? Ou que du texte ? Est-ce écouter un livre audio ? Haha, eh oui : la lecture ne se fait pas qu’avec le sens de la vue. Je ne crois pas avoir vu un quidam affirmer que les livres audio ne sont pas de vrais livres, ce serait complètement idiot (par contre, j’ai lu des choses à propos des audiobooks assez bofs, avec une connotation péjorative, mais je préfère me dire que la personne s’est montrée très maladroite).
Le livre audio a autant d’utilité pour une personne valide que pour une personne ayant une déficience visuelle. Les lecteurices concernæs par ce handicap, d’ailleurs, vous existez. Les auteurices concernæs aussi. Signalez-vous, n’hésitez pas. L’accessibilité de la lecture, c’est aussi diversifier les supports. Il y a des lecteurices et auteurices ayant un handicap autre que la déficience visuelle (coucou, les personnes dys). Restreindre la lecture au seul livre papier ou liseuse est une aberration. Considérer que ces personnes concernæs sont des exceptions, c’est rejeter cette minorité composée de divers handicaps.
Oui, je vais tailler sévère.
Il y a également l’injonction du « arrêtez d’être devant votre écran de téléphone/ordinateur et ouvrez un livre à la place », euuuuuh… vous voulez vraiment que je fasse un commentaire dessus ? Je vais m’abstenir, croyez-moi. Ah, si : dire que lire sur liseuse ou téléphone c’est moins bien que sur papier, c’est tacler les personnes qui n’ont pas les moyens d’acheter les livres papier et privilégient l’e-book, par exemple. Le poids d’un livre à transporter dans son sac, vous y pensez ? En fait, l’un comme l’autre n’est ni meilleur ni moins bien.
J’ai aussi pu lire que le « savoir écrire » est transmis par la lecture sous forme visuelle. C’est complètement occulter la tradition orale. Les odes, les ballades, les chants, les contes… Aaaaaaah ben oui. Et si on parle des époques passées, la tradition orale était plus importante, voire majoritaire, car le niveau d’analphabétisme et d’illettrisme était plus élevé.
Du coup, si nous sommes illettræs/analphabètes, nous ne pouvons pas devenir de bon.ne.s auteurices par la suite ? C’est la littérature orale qui a déclenché les mêmes mécanismes que la littérature écrite : construire des images mentales, développer l’imaginaire, etc. Raconter des histoires de manière orale est une autre manière de coucher ces histoires. Passer par l’écrit ensuite, oui. Renier ou sous-estimer la tradition orale, non.
Toutes ces réflexions m’amènent à la troisième question : quoi lire ?
Pas de règles, là-dessus, vraiment, lisez ce que vous voulez. Des romans, des mangas, des thèses, des notices, des paquets de céréales, pâtes, des magazines, des post-it, etc. Lisez ce que vous voulez – n’oubliez pas l’audio hein, cf. ce que j’ai écrit plus haut. De mon côté, je lis même des choses qui ne me plaisent pas forcément, mais c’est plus pour alimenter ma boîte à outils d’autrice. Vous n’êtes pas obligæs de faire comme ça, il y a mille et une manières de construire sa boîte à outils d’auteurice (oui, j’aime bien cette métaphore de S. King, alors je la réutilise).
Je ne vais certainement pas vous dire quoi lire. Moi je lis des livres d’écriture, écoute des masterclass pour les techniques, faire le tri sur ce qui me convient et ne me convient pas. Je lis des choses que j’aime pour alimenter mon imaginaire, des choses que je n’aime pas pour repérer exactement ce que je ne veux pas mettre dans mes écrits, que ce soit au niveau de certains thèmes, du style de l’auteurice, etc. Bon, je lis des genres divers et variés, avec des styles d’auteurices divers et variés, tout simplement pour mon travail de bêta-lecture. Un style se respecte. On n’a pas à changer le style d’unæ auteurice parce qu’il ne nous « plaît » pas. Les goûts et les couleurs.
D’ailleurs, on en vient à la quatrième question : qui lire ?
Vous prenez tout ce que j’ai dit plus haut et vous le recopiez ici, en remplaçant « quoi » par « qui ». Eeeeh oui 😊.
Forcément, cinquième question : comment lire ?
Une question qui rejoint le « qu’est-ce que » ou le « quoi », mais là, je ne vais pas vous parler des supports de lecture ni du contenu de vos lectures… Ah ! Comment lire ? Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout ? Fausse question. Je le dis d’emblée.
Nous n’avons pas tout.e.s la même façon de lire, la même disponibilité, la même énergie, la même constance.
Certain.e.s d’entre nous sont d’énormes lecteurices qui avalent tout ce qui passe.
D’autres l’ont été et aujourd’hui n’y arrivent plus ou ont ralenti leur rythme.
Il y en a qui lisent « dans la moyenne ».
Et il y a d’autres personnes lisent peu, sélectionnent leurs lectures.
D’autres encore font le yoyo.
Toutes ces manières de faire sont OK. Répétez après moi : si ces personnes désirent devenir auteurices, elles sont légitimes.
Je vais revenir sur une phrase que j’ai entendue souvent, qui m’a été aussi rapportée, et qui sort de la bouche de personnes que pourtant j’estimais beaucoup :
« Pour devenir auteurice, il faut lire beaucoup. »
C’est faux. Déjà, le « il faut », poubelle – faudra que j’aille vite à la benne à ordures à ce stade, vu le nombre de « il faut »…
Ensuite : lire beaucoup ne sert à rien si vous vous contentez d’ingurgiter et basta. AH ! AH ! Il y a beaucoup de mythes là-dessus : lire beaucoup rend plus intelligent.e, enrichit le vocabulaire… Alors non, pas pour tout le monde. Certaines personnes enrichissent leur vocabulaire via d’autres médias, et il faut en revenir aussi aux différents types de mémoire : visuelle, auditive, gustative… Oui, ça s’applique AUSSI à l’écriture ! Pourquoi est-ce qu’on l’oublie si facilement ?
Ah, non, ne me répondez pas, je sais.
Dès l’école, les gens sont conditionnæs à UNE façon d’apprendre. Les tentatives de diversification, d’ouverture à d’autres chemins, sont écartées ou avortées parce que l’Éducation Nationale. Parce que les enseignant.e.s n’ont pas assez de temps/de moyens pour permettre une école plus inclusive.
L’inclusivité est un gros mot pour beaucoup de gens, y compris dans le monde de l’édition.
Puis le « plus tu feras de devoirs, plus tu réussiras », qui croit encore que cette pensée claquée au sol marche ? Qui ? Quand j’étais en Première Scientifique, ah, j’en ai bouffé des exos de maths. Jusqu’à vomir. Est-ce que je suis devenue une virtuose des maths ? Spoiler : NON… Suis-je quelqu’un avec 2 de QI ? Ne répondez pas à cette question, cassez-vous.
Oups, je me calme. D’ailleurs, le QI ne résume pas l’intelligence, mais pour le savoir, il est mieux de se renseigner sur la question.
La plupart des gens qui sont dans le « il faut » ne font pas le quart de recherches, chasse aux renseignements dont iels auraient besoin. Oups.
Bon, revenons aux autres injonctions que l’on peut croiser sur « Comment lire ».
Se forcer à lire peut enrayer tout le processus et vous conduire au dégoût.
Lire du qualitatif ne veut absolument rien dire. C’est quoi, le qualitatif ? On revient au débat du classique vs populaire ? Non, ne me dites pas que l’on retombe dedans ? En 2022 ? Opposer la SFFF au classique, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous en fait ?
Lire tant de livres sinon c’est pas bien : qui êtes-vous pour ramener la littérature à des maths d’école primaire ? Qui êtes-vous pour décréter qu’en dessous d’un certain quota, c’est pas bien ? Nous ne nous sommes pas bien compris, là, expliquez-vous ?
Vous voulez mon avis sur cette histoire ? Je le redis : il vaut mieux lire à notre façon plutôt que de lire en grande quantité et ne rien retenir. Ce n’est pas la quantité qui fait la qualité. C’est bon, ça rentre là ?
S’il vous plaît, faites-moi plaisir : si vous entendez/lisez une personne haut placée dans le milieu de l’édition qui dit « Il faut lire beaucoup pour bien écrire » ou parle de « nivellement par le bas », dites-vous que son discours est vraiment problématique pour quelqu’un qui est aussi cultivé et qui est privilégié.
Parce que parlons-en aussi : malgré les aides, malgré ce qui existe pour ouvrir la culture aux auteurices/lecteurices précaires, aux moyens modestes, vous ne pouvez pas effacer le fossé entre elleux et les auteurices/lecteurices issu.e.s d’un milieu aisé.
Vous ne pouvez pas réagir comme si ce fossé n’existait pas.
Vous n’avez pas à culpabiliser une personne qui a un travail alimentaire pour s’en sortir et lui asséner qu’elle ne lit/écrit pas assez. Si on lui en offrait les moyens, elle le ferait.
Cela s’applique aux personnes qui n’ont pas assez de cuillères pour tout faire, parce que la maladie, parce que la fatigue, parce que l’IRL. Vous n’avez pas à leur dire qu’elles ne sont pas légitimes.
En ce moment, j’ai un gros blocage en tant que lecteurice. J’ai une IRL épouvantable. Je suis aide à domicile, je suis handi psy.
Si vous avez un pied dans l’édition et que l’écriture est votre métier – ou exercez un métier dans l’édition –, que vous en vivez plutôt bien et que vous avez eu un bon cursus côté études, etc., si vous me répondez que vous aussi vous avez un travail très prenant, vous invisibilisez ma précarité, ma santé mentale, ma pénibilité, le milieu d’où je viens.
Vous êtes les mêmes à dicter comment doit être unæ auteurice pro.
C’est un problème. Vous qui vous défendez lorsque vous dites que désormais, devenir auteurice est ouvert à tout.e.s, vous continuez à avoir un discours méritocrate. Eh oui. Vous construisez un élitisme qui n’est pas bon du tout.
L’élitisme, c’est l’excellence à la base, ce n’est pas une notion négative en soi. Je vous renvoie cordialement à mon article « L’élitisme, un mot connoté de façon négative« . Elle ne devrait pas être réservée uniquement aux personnes qui sont privilégiées. Voilà, c’est dit.
Dernière question, qui complétera les autres : où lire ?
Où vous voulez. Chez vous, dans les transports, dans un lieu que vous affectionnez… Il n’y a pas de règles non plus. Faites aussi selon vos moyens, ne culpabilisez pas si vous ne pouvez pas sortir pour lire, ou vous mettre dans un endroit ultra cosy. L’environnement compte, mais personne ne devrait vous dire que vous ne faites pas d’efforts.
Nous n’avons pas tout.e.s les mêmes moyens, les mêmes disponibilités.
Moi, par exemple, lire/écrire dans un salon de thé, c’est un kiff. Je ne peux pas le faire en ce moment parce que financièrement, hein, voilà, et parce que je bosse tout le temps et que quand je bosse pas, je suis tellement crevée et j’ai le corps tellement douloureux que c’est difficile.
Offrez-moi les moyens, le temps, l’énergie, et je pourrai le faire. Voilà.
Conclusion :
La lecture est un outil, mais si vous restreignez son utilisation de tous les bouts, vous n’arriverez à rien. Ce n’est pas le seul outil qui existe pour construire sa boîte à outils d’auteurice. Après, j’admets quand même qu’écrire sans lire du tout, c’est compliqué, j’ai du mal avec ça. Nous lisons tout.e.s forcément quelque chose, même si ce ne sont pas des romans ou des manuels qui donnent des clés pour écrire.
En parlant d’outils pour lire/écrire, il y a… le jeu de rôles, les rp ! J’en fais… Suis-je une mauvaise autrice ? Dans ce cas, il y aurait beaucoup de mauvais auteurices, car le JDR est un medium pas mal utilisé (et pas le seul, hein, mais voilà).
On enlève les « il faut », les « bien faire », ce n’est pas le débat, tout est relatif. Et il n’y a pas non plus de « nivellement par le bas » ou de « de toute façon les gens ne lisent plus ». Ce sont des affirmations souvent véhiculées par des personnes qui soit sont issues d’un milieu privilégié, soit ont oublié d’où elles viennent à la base.
Et non, toutes les personnes issues d’un milieu privilégiées ne sont pas méritocrates, il ne faut pas l’oublier. Il y a aussi des personnes précaires qui finissent par péter plus haut que leur cul (et j’en connais).
Autre chose : je me suis cantonnée à la langue française pour rédiger cet article. N’oublions pas que la littérature ne se limite pas à une langue, et qu’il y a des langues qui ne sont qu’orales. Pour autant, la littérature y existe aussi. Voilà, c’est dit.
Les généralités, les « il faut », POUBELLE NOM DE NOM !
À la place : essayez, tentez, osez si vous voulez, si vous pouvez.
Et au pourquoi/comment/quoi/qui/qu’est-ce que/où : chacun.e son chemin.
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