Là-Haut

Fantastique, surnaturel.

TW : mort, accident de voiture

Les lèvres plissées par la concentration, Fanny regardait les mots s’aligner les uns après les autres sur le papier blanc. Sa main était en quête d’inspiration. L’encre, aussi noire que ses yeux couleur charbon, semblait luire sous les rayons du soleil qui se déversait par sa fenêtre.

Comme l’aiguille d’une horloge cassée, son stylo se figea ; elle cessa sa prose et le posa sur le bureau. D’ici cinq secondes, tout ce qu’elle aurait écrit s’effacerait.

L’envie de se lever la saisit.

Elle faillit marcher sur un livre échoué au sol – la chambre de sa mère en était remplie. Un sacrilège pour un bibliophile devant un pareil capharnaüm… Malheureusement, la quadragénaire ne pouvait pas se permettre d’acheter une bibliothèque.

Méditative, Fanny se dirigea vers la fenêtre. Ses sourcils se froncèrent, tels deux traits épais tracés au crayon, et esquissèrent les contours d’une vallée sur son front soucieux. Un front haut et rehaussant les petits cernes sous ses yeux tourmentés.

Sa main était fatiguée d’aligner des mots vains. L’acte d’écrire ne l’enveloppait plus d’une sérénité trompeuse auréolée de paillettes d’espoir… Pourquoi s’abîmer dans des réflexions aussi pénétrantes ?

— Autant arrêter.

Avait-elle parlé à voix haute ?

Fanny posa ses paumes sur le rebord, tourna la tête et jeta un coup d’œil furtif à la chambre de sa mère. Un lieu d’assez grandes dimensions, des murs qui ne demandaient qu’à être peints. Une chambre banale, mais si peu douillette… Elle demeurait glacée hiver comme été. Était-ce parce qu’il s’agissait de la plus vaste pièce de la maison ? Ou alors, était-ce parce qu’elle n’était exposée au soleil que vers la fin de l’après-midi, comme en cet instant ?

Fanny étouffait.

— Laisse tomber.

Son subconscient épuisé la menait souvent sur des chemins tortueux.

Le ciel clair et rassurant, sans aucun nuage, aurait pu l’apaiser. Ses iris restèrent obstinément accrochés à cet espace immense pendant un moment, puis fixèrent l’astre flamboyant ; si proche, pourtant si loin d’elle…

Des propos incompréhensibles s’échappèrent de ses lèvres. Elle parlait si bas que même la mésange perchée sur le rebord n’en était ni dérangée ni effrayée.

Du moins, si elle pouvait apercevoir et entendre Fanny…

— Qui me retient ici ?

Son père, sa mère, ses amis ?

Non. Elle le savait depuis le début, mais l’avait nié jusqu’aux tréfonds d’elle-même, pour changer les choses – pour ranimer l’espoir dans le cœur de ses parents.

La prise de conscience lui fendait l’âme ; il était temps.

D’un pas lent, Fanny recula, sortit de la chambre, pénétra dans la salle de bain située en face. Elle aussi n’attendait que d’être peinte. Dans cette maison, rien n’était achevé. Tant d’années que cela durait…

Ses parents la désertaient et vivaient sur leur lieu de travail. De toute façon, même lorsqu’ils y séjournaient, ils ne prenaient jamais garde à leur fille.

Fanny se faufila à travers le velux entrouvert pour monter sur le toit. Son pied glissa à un moment sur le bois, mais elle ne s’écorcha pas. Ensuite, elle s’avança le plus près possible du bord.

Elle leva les bras ; le vent s’engouffra dans ses vêtements amples. Ses longs cheveux d’or flottaient autour de ses épaules et de son visage rond, dont les yeux éteints étaient grand ouverts – plus si éteints, car ils arboraient une étrange luminescence, spirale aveuglante dans les ténèbres de ses prunelles. Le ciel semblait l’appeler.

Là-haut. Son véritable chez elle.

Pour la première fois depuis longtemps, Fanny se sentait normale et vivante.

Nulle rancune ni envers son père ni envers sa mère. Ils étaient incapables de la voir ; la mort l’avait fauchée trois ans plus tôt dans un accident de voiture. Ils ignoraient qu’elle était restée là, auprès d’eux, pour essayer d’alléger leur souffrance. Pour veiller sur eux. Elle parvenait à créer de petites manifestations physiques, comme soulever un crayon de papier ou un stylo, mais pas au-delà.

Elle n’avait plus rien à faire ici ; cela ne servait à rien.

Fanny ferma les yeux. Elle voulait être oiseau, rêvait d’être funambule. Elle serait entre les deux.

Un ange.

Ses mains se serrèrent contre sa poitrine tandis que sa silhouette frêle s’arquait dans le vide. Une chaleur tendre l’envahit au plus profond de son être et une douleur vive, brève, naquit dans son dos. Des paroles indistinctes franchirent la barrière de ses lèvres bleuies. Un bruit de déchirure, puis de déploiement.

La brûlure de ses omoplates reflua. Elle s’éleva de plusieurs centimètres.

Des ailes baptisées par son sang la soutenaient, quelques gouttes échouèrent sur les tuiles. Dans un souffle, Fanny murmura :

— Adieu.

Elle était un oiseau vulnérable, au corps humain enveloppé d’une étoffe blanche bercée d’arcs-en-ciel. Elle ne pouvait rester ainsi.

— Je dois aller à la rivière.

Elle y vola après avoir parcouru deux étendues d’herbes à la chevelure tumultueuse. Ses ailes trempèrent, le temps de deux battements, dans l’eau un peu troublée par les dernières pluies. Son lit gonflé se clairsemait là où le regard s’éloignait.

Une angoisse sourde s’empara de Fanny. Ces eaux-là, pourtant si accueillantes, ne recelaient-elles pas des abysses fatals ?

L’orée de la forêt attira son attention. Elle s’enivra de l’odeur de vie qui y régnait, flotta au-dessus de sa majestueuse coiffe. Elle n’y pénétrerait pas, ce n’était pas ici qu’elle devait se rendre.

Les doux appels du ciel eurent enfin raison de ses réticences.

Le ciel, qu’elle décrivait dans ses écrits de naguère, avec le plus grand sérieux. Ce ciel-là, qu’elle dépeignait sur le papier blanc dans la chambre de sa mère, même si les mots et leur encre finissaient par disparaître.

Fanny se confondit avec les nuages, dont la robe brumeuse et argentée annonçait les prémisses d’un futur orage. Elle put étreindre son refuge à pleines ailes.

Là-haut.

De la Mort à la Terre, il n’y a qu’un pas.