Chapitre 5 :
La nuit et le jour

Evana soupire comme une flûte à bec envahie par de la poussière fine. Professeur lui jette un regard indéchiffrable, mais elle parvient quand même à comprendre ce qu’il ressent. Ses lèvres restent à leur place ; elles ne se contractent pas grâce au considérable effort fourni. C’est tout juste si elles tremblotent – Il faut souligner les heures passées à s’entraîner suffisamment afin d’y arriver.

Son maître ne la tance plus.

Elle prête aussi une attention exclusive à ses mains pour ne pas qu’elles se crispent, qu’elles s’agrippent au tissu rêche et épais de sa robe offerte par son guide, ou qu’elles se recroquevillent jusqu’à former des poings. Il désapprouve totalement de pareils réflexes, mauvaises manières vraiment insupportables de la part d’une princesse.

De quoi s’agit-il, à la fin ? Professeur lui a enjoint de l’accepter sans chercher plus loin. Hélas, que signifie être une princesse ? Pourquoi l’a-t-il créée ? Qui attend-elle ? Il lui assène à longueur de temps qu’il lui révélera tout en temps et en heure, quand elle aura assez grandi. L’impatience la dévore, la chauffe à blanc ; la pantine la refrène toutefois.

Avec minutie, elle se concentre de nouveau sur les dessins donnés par Professeur et qui sont censés symboliser le monde extérieur. Juste avant, il lui a apporté son repas comme d’ordinaire. Jusqu’à présent, elle s’était persuadée que jamais il ne se risquerait à répondre à ses questions sur le sujet. Eh bien, elle s’est trompée. Peut-être a-t-il changé d’avis au fil du temps ?

Malgré tout, le cœur d’Evana se noue et ses pensées jouent une fugue aux teintes grises, aussi tristes que de l’eau tombant sous forme de gouttelettes – est-ce possible, d’ailleurs ? D’où ces images lui sortent-elles ? – lorsqu’elle regarde les esquisses de ses iris incolores.

Le gris, une couleur qui la rend mal à l’aise. Elle retient un soupir.

— Vois-tu, ma petite pantine, ceci est le Soleil. Ses rayons représentent la source de notre vie sur notre modeste caillou.

Elle fronce les sourcils tout en posant un doigt indécis sur un rond, qu’un autre entouré de traits surplombe – de nouveaux détails lui sautent aux yeux, mais elle n’est pas en mesure de les saisir pour l’instant.

— Nous vivons sur un caillou ? lui demande-t-elle, les prunelles plantées sur la feuille crayonnée de pastel.

— Tu peux schématiser ainsi, oui.

Evana poursuit ses observations. Un élément la chiffonne, la crispe.

— Il manque quelque chose…

— Ces croquis n’ont pas été réalisés par de grands peintres ou dessinateurs, il est vrai.

Au lointain, le silence, dont les jupons pesant sur leurs épaules s’étendent.

— Qu’est-ce que c’est, un peintre ou un dessinateur ?

Il lui répond par un geste vague de la main.

— Un savoir-faire, que l’on appelle métier. Un talent aussi pour plusieurs cas particuliers.

Tant de termes différents pour désigner une seule et même action ! Savoir-faire, métier, talent… La tête lui tourne à force d’y songer.

— Et moi ? murmure-t-elle d’une voix timide.

Les iris sertis d’ambre de Professeur la dévisagent. Cependant, elle ose poursuivre sa réflexion :

— Et moi, je possède quel talent ? Quel métier pourrais-je faire ?

— Exercer, ma petite pantine. C’est plus correct.

Il feint d’oublier son interrogation. L’envie d’insister taraude Evana, mais elle déteste toujours autant les conséquences fâcheuses qui s’ensuivent parfois lorsqu’elle se laisse trop emporter par son impulsivité. La colère et la tristesse de son guide la touchent en plein cœur, au point de le brûler. Le fil qui en surgit chauffe également et la douleur n’en est que plus intense.

Un frisson la harponne, puis elle chasse ses dernières pensées d’un revers mental. Professeur compte-t-il continuer sa leçon ?

La tranquillité se loge petit à petit au sein de son être quand, contre toute attente, la réponse de son maître lui provoque un tressaillement :

— Ton talent réside dans le fait que tu es malléable.

Evana lui jette un regard confus.

— Malléable ?

— Comme de la pâte à modeler, lui assure-t-il en riant avec douceur.

La pantine ne cerne pas ses propos. Un malaise plane de ses ailes fébriles au-dessus des mots énigmatiques de son maître, pas aussi empreints d’innocence qu’il n’y paraît. Elle médite sur leur sens caché, mais avec une discrétion acquise grâce à ses merveilleuses songeries. Pour ça, il lui suffisait de se pencher sur les croquis et feindre de les scruter. Professeur lui montrera peut-être dans un avenir proche de « vrais » dessins ou de « véritables » peintures.

Son cerveau semble savoir comment agir alors qu’elle se livre à un pareil exercice pour la première fois depuis sa naissance. Evana ne s’en étonne plus. Il lui faut accepter certains faits sans chercher à les décrypter pour l’heure. Plus tard, quand elle sera grande, elle en aura le loisir.

Sous les brises tièdes de sa respiration, un soupir fugitif se faufile. Zut, elle n’a pas réussi à le réprimer, celui-là… Heureusement pour elle, Professeur ne réagit pas. Ses iris mordorés sont dirigés vers les ombres de la pièce. À quel sujet précis réfléchit-il ?

Soudain, elle se fige sur l’esquisse suivante. Son doigt frêle se déplace sur ce qu’elle croit être le Soleil, dont on ne discerne qu’un morceau assez mince, semblable à un quartier d’orange aux courbes crayeuses. Ou blafard. Ces deux adjectifs conviennent l’un comme l’autre.

— Pourquoi a-t-il changé de forme ?

Professeur se penche vers elle, darde son regard inquisiteur sur l’ongle d’Evana, puis éclate de rire face à son air perplexe. Ses sourcils se froncent, son corps se raidit. Qu’a-t-elle affirmé de si drôle, pourquoi se laisse-t-il aller ainsi ? Il ne l’a pas habituée à de pareils débordements de sa part ! Un pincement assaille son cœur. Elle a déjà goûté à l’émotion qui lui est liée. Selon son cerveau, c’est plus fort que de la frustration.

Elle est vexée et blessée car il se moque d’elle.

— Ceci n’est pas le Soleil, Evana, mais la Lune.

— La Lune ? s’enquiert-elle, médusée.

— Oui. Elle veille sur notre monde quand il se couche.

La pantine s’apaise et l’écoute avec application.

— Alors nous sommes dans le noir ?

— La nuit, oui.

Incompréhensible. Elle porte les doigts vers ses lèvres, tandis que son esprit se heurte à l’énigme sans progresser d’un iota. Son guide se décide à éclaircir ses propos :

— Le jour, c’est quand le Soleil brille. Je te délivre même un secret : pendant qu’il éclaire la moitié de notre caillou, la Lune couve de ses faibles rayons l’autre face. Au bout de douze heures, ils échangent les rôles.

Evana assimile son enseignement avec opiniâtreté.

— Pourquoi ?

— Ah, tu poses trop de questions, adorable pantine. Retiens simplement ce que je viens de t’instruire.

Interdite, elle reste bouche close. Aux brumes languissantes de sa conscience, elle y relègue ses interrogations ridicules. Bien sûr que non, nul besoin d’engranger une quantité phénoménale d’informations. À quoi pourraient-elles lui servir, de toute manière ? Professeur lui apprend juste ce qu’il lui faut, pour son bien.

L’effroi la gagne. Elle risque de se transformer en monstre si jamais elle remplit à outrance sa tête de tous ces détails qui se révéleront très mauvais pour elle ! Vite, se calmer ; Evana se réfugie pendant plusieurs secondes dans son mutisme. Somme toute, après avoir puisé dans son cerveau les termes adéquats, elle répond à son guide :

— D’accord. Ce sont de beaux mots, je trouve.

— Dans cette langue, oui.

— Cette langue ? répète-t-elle, intriguée.

Il ne l’aide pas ! S’il tient à ce qu’elle ne s’informe pas de trop, pourquoi avive-t-il sa curiosité ? L’amusement émane de Professeur – et une seconde émotion, qui ne lui semble pas aussi positive même si elle est incapable de l’appréhender.

— Oui. Nous en parlons une, tous les deux, mais elle n’est pas unique. Enfin, tu n’as pas besoin de connaître les autres si tu ne t’adresses qu’à moi, Evana.

Elle se retient de lui répliquer qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter une telle précision. De son propre chef, elle n’y aurait pas songé. À moins que… Non. Si elle se laisse submerger par sa sensibilité, Professeur le constatera.

— Viens maintenant. Tu dois admirer le crépuscule, lui enjoint-il.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu verras le jour et la nuit sans trop d’attente, car le crépuscule survient lorsque la première avale le second.

— Ah…

Evana pousse sur ses jambes et arque le dos pour se lever. De jour en jour, ses progrès portent leurs fruits. Professeur marche sur le sol battu avec lenteur pour lui permettre de le suivre avec facilité, puis lui montre une porte, qu’il ouvre aussitôt. Elle lui emboîte le pas jusqu’à pouvoir distinguer les rayons dorés du Soleil flirtant avec l’embrasure. Ce n’est pas la première fois qu’il entre et sort par là. En revanche, qu’il lui demande de s’approcher est surprenant.

Possédée par la fièvre de l’exploration et la joie, elle avance. Son maître tend la paume devant elle ; un geste qui lui ordonne de ne plus bouger. La pantine garde enfouie en elle sa déception. Ainsi, il lui fallait découvrir le crépuscule d’ici ? Pas beaucoup, alors… Du moins, elle le croit. Après tout, elle ignore ce dont il s’agit vraiment.

Sans prévenir, sa petite voix s’éveille en elle lui souffle avec affabilité : « Il veut me chercher, moi, celle qui vit en toi, pour me jeter dehors afin de t’avoir pour lui. »

Evana la refoule au fond de son esprit avec une angoisse indicible. Non, ce n’est qu’un mensonge, Professeur ne peut pas être ainsi. Pourquoi y songer alors ? D’où jaillissent de pareilles hypothèses vêtues de certitude ?

— Eh bien, Evana ?

Un frémissement s’empare d’elle lorsque son guide la tire de ses réflexions. Avec peine, elle se concentre sur lui.

— Allons, tu rêves de contempler l’azur. Tu es capable de le faire d’ici, de tes yeux emplis d’étoiles.

Il enfonce le clou en se penchant à son oreille :

— Dis-moi ce que tu en penses.

Evana lui obéit. Au moment de river ses prunelles sur ce morceau de monde tant désiré, son cœur enchaîne des halètements en triolet. Qu’il est grand, qu’il est immense ! Bleu, à peine brodé de nuages dont les courbes ouatées ressemblent parfois à des voiles, le ciel porte au sein de son ventre l’astre qui prodigue sa chaleur. Professeur ne lui a pas menti.

Et voilà que, peu à peu, le Soleil peine dans sa tâche, car il descend et vient se confondre avec… quoi donc ? Des rochers, des arbres ? Son observation ahurie se poursuit. Elle voudrait comprendre, mais se perd dans ses conjectures. D’une voix plus suave qu’à l’accoutumée, Professeur lui susurre :

— Bientôt, la Lune se lèvera. À minuit ou au firmament, elle atteindra l’apogée. Le crépuscule s’achèvera lorsque la nuit sera réveillée.

La pantine ne répond pas. Ses iris sont attirés par les couleurs. La teinte à la fois froide et apaisante de la voûte céleste cède sa place au rouge orangé à proximité du Soleil ; quelques minutes s’écoulent, puis un bleu pas presque bleu accapare le reste de ce velours délicat. Ils résonnent alors en son cœur, qui avale cette nuance où le bleu et le violet se disputent. Evana demeure absorbée par un spectacle que jamais elle n’oubliera, même des années plus tard.

Son esprit ébloui s’est évadé ailleurs, au-delà de l’horizon, là où ses rêves patientent d’habitude. Il y baigne sans se préoccuper de la réalité.

Son cœur bleu pas tout à fait bleu chante ; un cœur mouvant, éphémère et immortel selon la lumière et la poussière. Un cœur indigo.

Elle vient de mettre un nom sur une des couleurs intérieures appartenant à son être.

Dans un silence tissé de crépuscule, Professeur la dévisage.

L’intégrale d’Evana sortira chez Le Labyrinthe de Théia en juin 2023.