Cœur du sakura

Il ouvrit les yeux. L’espoir de se sortir enfin de sa situation s’invitait en lui. Naguère, s’extirper de son sommeil lui paraissait ridicule, grotesque, tout comme continuer à entretenir la conviction qu’il se libérerait seul, sans l’aide de quiconque. Ce monde insipide ne l’attendait plus. Quant à la mort, elle se refusait à lui… Risible ! Que pouvait-il bien encore accomplir ? Plus aucune expérience de vie ne méritait son intérêt. Plus aucune volonté n’animait son cœur pareil à du bois ou de la roche.

Du moins, avant ce jour.

Il aurait dû rejoindre les limbes depuis… Oh ! depuis tant de temps… Il ne comptait plus les années ni les siècles à moisir ici. Une seconde possédait la saveur amère d’une éternité. Se plonger dans un sommeil profond était une illusion à peu près efficace pour feindre le trépas ou se croire libre. Un pied de nez envers ceux qui l’avaient lié à ce lieu et condamné à un tel destin.

Ils savaient ce qu’ils faisaient.

En l’enfermant au sein de cet arbre, ils l’avaient rendu immortel, mais écroué. Ainsi, toute échappatoire lui était interdite dans l’au-delà – qui aurait représenté son unique salut. Lorsqu’ils avaient mêlé son essence à celui du sakura et fixé son esprit à l’aide de sorts de restriction amenuisant la plupart de ses pouvoirs, il s’était juré qu’il se vengerait. Il les avait maudits si souvent !

Au fil du temps, il s’y employait de plus en plus rarement. Autant tourner sa haine contre sa propre personne, y compris quand il dormait. Elle lui procurait encore la sensation de ne pas être moribond, même s’il se demandait si la vie l’habitait toujours – et qu’il aurait préféré la mort à l’éternité. Quel paradoxe ! Il avait l’impression de ne faire qu’un avec le bois, la sève…

Ceux qui l’avaient puni formaient son Conseil jadis. En tant que prince de son clan, il avait pour tâche de protéger les siens. À la place, il avait appliqué une justice barbare. La sienne, celle qui s’était forgée à force de déceptions et de trahisons. Ses notions de bien et de mal s’étaient affûtées dans les ténèbres et le sang, dans lesquels il avait plongé son peuple…

Quelques effluves du monde extérieur lui parvenaient de temps à autre. Pendant longtemps, il les avait ignorés pour rester ancré à son refuge onirique, auquel il s’était attaché comme un enfant à sa mère. Rien ne le poussait à sortir du sommeil qu’il s’était imposé.

Rien, jusqu’à ce jour.

Le déroulement de son « existence » s’était grippé.

Depuis plusieurs mois, des humains avaient emménagé dans la maison construite à côté du sakura. Un phénomène habituel. Plutôt appréciée, la demeure attirait les convoitises, il en était convaincu. Son ressenti s’était forgé au fil des siècles, s’était surtout confirmé lors de son avant-dernier éveil – à quand cela remontait-il ?

Or, ce jour-là, l’âme chatoyante d’une humaine avait rayonné vers lui.

Petit à petit, pareil à une fleur close pendant des années et des années, il s’était épanoui dans l’ombre de la présence mystérieuse, qui l’intriguait autant qu’elle le sidérait. Le tirer de son sommeil, elle l’avait fait sans effort, sans s’en douter. Son aura avait suffi à le toucher. Dès lors, il quantifiait sans précision ce temps qui lui semblait perdu.

Au début, il avait peiné à décrire l’étrangère avec exactitude ou à se l’imaginer. Au fur et à mesure, l’exercice lui était paru moins vain, moins agaçant. Le besoin de la connaître davantage s’était niché en son cœur.

Pourquoi elle ? Qui est-elle ?

Pourtant, il ne pouvait pas affirmer qu’il le regrettait ; il s’était radouci grâce à cette autre âme qui avait noué un contact avec lui via les voies oniriques, même si elle n’en avait pas conscience. Ce phénomène, surprenant pour un humain banal, rendait perplexe un être tel que lui. À la première occasion, il tendait son esprit vers le papillon de lumière qu’elle incarnait, malgré la tristesse poudrant ses ailes. S’agissait-il de celle qui briserait la malédiction le maintenant dans cet état ?

Même s’il était encore empli de courroux et de noires pensées, ce qui émanait de cette humaine titillait son ersatz de noblesse : il voulait comprendre. Sa curiosité l’emportait.

Par quatre fois, il avait été tiré de son sommeil pour une raison identique. La première au début de sa captivité, avec la présence d’une nymphe plus vieille que lui ; la deuxième cinq cents ans après, avec une lavandière ; la troisième deux siècles plus tard, avec un jeune aristocrate ; la quatrième cent ans plus tôt, avec un ouvrier assez perdu au niveau de son identité.

Un soupir lui échappa. Au bout d’un moment, il s’était lassé et n’avait même pas tenté de communiquer.

Leur énergie n’était pas aussi singulière que celle de cette femme.

Le vent humide et froid de l’extérieur lécha les parois de sa prison, qui le retenait au sein du monde des humains. Tant d’entre eux avaient eu l’idée de raser l’endroit et d’aménager une nouvelle maison, ou une usine… Chaque fois, une « force » les avait détournés de leur but.

Une appellation grossière pour qualifier la magie qui y œuvrait.

Imbéciles !

Une vague d’émotions lui poignarda le cœur, mais il avait appris à refréner ses élans. Aussitôt, la douleur s’apaisa ; les bribes de sa conscience se tranquillisèrent. Avec délicatesse, il s’étira vers les extrémités de sa cellule de sève et de bois. Ainsi, il se canalisait mieux et s’approchait de cette humaine aux yeux profonds.