Chapitre 2

Un peu plus de deux mois avaient filé au rythme de l’emménagement de la famille.

Le lendemain du réveillon de Noël, Héloïse émergea avec difficulté du pays de Morphée. Son regard dériva sur son radio-réveil : 7 h 45… Qu’est-ce qui l’avait tirée de son sommeil ? Margot dormait profondément dans sa propre chambre, ce n’était donc pas elle ; l’aïeule appelait souvent ses proches à tue-tête quand elle cauchemardait – sa voix portait assez loin.

Embrumée de fatigue, Héloïse demeura immobile. Plusieurs minutes s’écoulèrent ainsi puis, l’esprit cotonneux, elle finit par se redresser, ouvrit la fenêtre, écarta les volets avant d’observer le cerisier soumis à la danse des flocons sous une aube brouillonne. Dépouillé de ses ornements, il n’en paraissait pas pour autant désolé. La neige le couvrait… non, elle l’habillait avec ses étoiles de glace, d’une pureté cristalline empruntée au ciel. À côté, les autres arbres arboraient une grise mine, même s’ils étaient aussi exposés aux caprices de la saison.

Ce n’était pas la première fois que le cerisier fascinait Héloïse au point d’attirer son attention.

Plus le temps passe, plus je m’y attache.

Un sourire illumina son visage. Rien que d’admirer un tel paysage enchanteur avait allégé son cœur d’un poids. Son âme s’en trouvait plus rayonnante, et quelques fragments de félicité égayaient son humeur. La matinée s’annonçait bien ; ce constat lui procura de l’apaisement et du bien-être après les heures nocturnes pénibles qu’elle avait endurées.

La soirée du réveillon l’avait d’abord accompagnée jusque dans ses rêves, qui s’étaient malheureusement parés d’atours glauques aux instants les plus obscurs de la nuit. Vers quatre heures du matin, elle avait émergé des contrées de Morphée avec une sourde angoisse au creux du ventre. Certes, depuis son adolescence, elle souffrait d’un sommeil difficile.

Bon, rien à voir avec mes cauchemars d’il y a deux ans, mais…

Héloïse secoua la tête ; ouste, ses idées lugubres ! Une fois la fenêtre refermée, elle se rallongea avec un grognement. Pas question de gâcher sa bonne humeur ! D’ici une heure ou deux, Margot serait réveillée et le manifesterait en chantant. Même avec l’âge, elle avait encore une voix mélodieuse. Un sourire étira de nouveau les lèvres d’Héloïse. Elle en profiterait pour lui donner son cadeau – la veille, la vieille femme s’était endormie très tôt.

Ses yeux se cachèrent derrière ses paupières et, douce, la rêverie s’invita en elle.

Si elle avait été dans son propre appartement, elle se serait levée, aurait occupé son temps à lire dans son salon avec une tasse de café noir et des biscuits en guise de petit-déjeuner… avant de se lancer dans des croquis où elle représenterait des bouquets floraux qu’elle confectionnerait.

Si elle avait pu décrocher un travail, elle s’y serait rendue, qu’il soit pénible ou non.

Hélas, elle ne possédait ni l’un ni l’autre.

Tenir le coup, être optimiste envers et contre tout. Un mantra répété et répété jusqu’à l’effondrement. Lorsqu’Héloïse avait été licenciée après la fermeture de la boutique de fleurs, elle n’avait eu de cesse de chercher dans sa branche d’activité, d’envoyer des CV à tout va dans tout le département de la Haute-Saône, dans le Territoire de Belfort, et dans le Doubs.

La dépression sévère s’était abattue sur elle deux ans plus tard, quand elle avait obtenu un maigre CDD en tant que conseillère à Pôle Emploi, qui n’avait rien à voir avec ses qualifications. Elle avait gardé la tête hors de l’eau, sans broncher, sans se plaindre… en se gavant d’anxiolytiques.

Des antidépresseurs leur avaient succédé, qu’elle avait arrêtés courant juin.

En fait, j’intériorise tout. Peut-être devrais-je me lâcher ?

Et affronter le jugement des gens, reflet d’une société qui détestait toute forme de faiblesse, de laisser-aller et de passivité ?

J’en ai le droit, comme tout le monde.

Sa mâchoire se crispa. Il lui faudrait se battre malgré son mental qui hurlait de douleur et d’épuisement.

Héloïse se frotta les paupières. Oui, elle s’était sortie de son traitement, mais son médecin l’avait prévenue d’une potentielle rechute. Une boîte d’anxiolytiques se nichait toujours dans son sac, au cas où.

Là-dessus, elle pouvait garder un certain contrôle. Ses affaires restaient ses affaires, même si elle se reposait sur sa famille et avait perdu une partie de son indépendance.

D’ailleurs, retourner au bercail lui avait serré le cœur, mais quelle alternative s’offrait à elle ?

Sans emploi, pas de chez soi.

Un grommellement lui échappa ; ses jambes rejetèrent les couvertures sur le côté. Si elle se rendormait, elle ne serait pas prête pour le marché de Noël. Sa mère tenait à y emmener tous ses enfants. En vérité, elle désirait leur présenter son compagnon, rencontré un mois plus tôt.

Avec un bâillement, Héloïse enfila sa robe de chambre et quitta la pièce.

***

Le marché de Noël de Lure se cantonnait à la salle des fêtes de la mairie. Si elle en avait eu la possibilité, Héloïse serait restée à la maison avec Margot. Ou alors, elle aurait proposé à Lyna, sa meilleure amie, une sortie rien que toutes les deux. Dommage qu’elles se voyaient moins depuis quelque temps. Enfin…

Son regard absent s’égarait sur des figurines de crèche tandis qu’elle frottait ses mains gantées. Une légère odeur de vin chaud aux épices flottait dans l’air et s’enroulait autour de fragrances sucrées provenant de beignets à la noix de coco. Même si l’endroit n’était pas bondé, elle se sentait à l’étroit. Les badauds allaient et venaient sans discontinuer.

Si seulement je pouvais me pelotonner sous les couvertures avec un livre…

Sur sa droite, Aline et Martial étudiaient des peluches artisanales, engoncés dans des manteaux fourrés. La voix de leur mère s’envola vers eux :

— Ohé, je suis là !

 Héloïse la repéra vers l’entrée de la salle, aux côtés d’un homme à peine plus grand qu’elle. Sa mère s’était mise sur son trente-et-un en dépit du froid ; avec ses bottes montantes, ses collants épais sombres, sa jupe plissée mauve, son pull échancré ivoire et sa doudoune grise, elle rayonnait. Quand Héloïse parvint à leur hauteur avec son frère et sa sœur, il inclina la tête. Avec calme, il demanda :

— Floriane, il s’agit de tes enfants ?

— Oui : Héloïse, Aline et Martial.

— Enchanté. Moi, c’est Christophe.

Avec un sourire, il les dévisagea tour à tour avec une curiosité dans le regard qui intrigua Héloïse ; une curiosité… intrusive. Un frisson dévala son dos.

Ma nuit difficile m’a-t-elle tapé sur le système ?

Un soupir lui échappa ; ce n’était pas le moment de se plonger dans une telle introspection. Il lui fallait se conduire en tant qu’adulte sociable. Elle se décida enfin à le saluer, tandis qu’Aline et Martial restaient muets.

— Cela vous dirait de prendre un café en ville ? s’enquit-il, après avoir recoiffé machinalement ses courts cheveux blonds. Le marché de Noël n’est pas terrible, je trouve.

Aline haussa les épaules et marmonna :

— Mouais.

— Dans ce cas, allons-y, renchérit Floriane.

Héloïse suivit le mouvement en silence. Une bonne boisson chocolatée la requinquerait et briserait la glace entre eux tous. Le vin aux épices ne la tentait guère, et elle n’était pas la seule. Tout à l’heure, l’air écœuré de Martial lorsqu’ils étaient passés devant le stand qui en vendait ne lui avait pas échappé.

Sous un temps gris et maussade, le groupe sortit. Un vent humide se leva et taquina leurs visages rougis par le froid. Aline grogna et resserra son écharpe autour de son cou sous le regard attendri d’Héloïse. Leur mère et son nouveau compagnon bavardaient avec gaieté. Elle ne put empêcher un faible sourire de fleurir sur ses lèvres. Ils étaient tellement touchants ! En quatorze ans, depuis que son père avait disparu de leurs vies sans explications, sa mère avait entretenu peu de relations avec des hommes.

Un café à l’enseigne bleue les accueillit. Malgré le brouhaha qui y régnait, il restait de la place. Tous s’installèrent près de la baie vitrée. Quand ils furent servis, Christophe riva ses yeux verts sur elle.

— Tu es l’aînée, c’est bien cela ?

— En effet.

— Tu vis chez ta mère et tu t’occupes de ta grand-mère, d’après ce que j’ai compris ?

Héloïse acquiesça. Tandis qu’il discutait avec elle, son frère et sa sœur, elle l’observait de façon discrète. Christophe avait l’air d’un homme ouvert d’esprit. Il leur posait beaucoup de questions et montrait son intérêt pour eux. Néanmoins, Héloïse y répondait avec prudence ; elle n’aimait pas trop se confier.

Son frisson de tout à l’heure n’était que le reflet de ses propres humeurs, voilà tout.

Je deviens trop méfiante avec les gens.

Leur mère était aux anges et les couvait d’un regard bleu pétillant. Héloïse était heureuse pour elle, tout simplement.

À la fin de leur conversation, Christophe acheva de boire son café, puis sourit.

— Bon ! Il faut que je rentre. Floriane, j’ai très envie qu’on sorte ensemble ce week-end.

— Eh bien…, dit-elle avec de l’hésitation dans la voix.

— Tu es libre, puisque ta fille s’occupe de tout.

Héloïse se tendit. Ses propos ressemblaient à des ordres… Cependant, elle s’aperçut que sa mère approuvait avec joie.

— Oui, tu as raison. Héloïse, tu n’as rien de prévu ?

— Non, ne t’inquiète pas, maman.

Le couple s’échangea un baiser avant de partir chacun de leur côté. Martial se détourna avec une grimace comique qui fit pouffer Héloïse.

Sur le chemin du retour, Aline parlait de Christophe avec un enthousiasme débordant, au point qu’Héloïse n’attendait qu’une chose : descendre de la voiture.

Un soupir de soulagement lui échappa à l’instant où elle retrouva sa chambre – et sa tranquillité !

Elle alluma son radiateur, étendit un plaid sur son lit et leva les yeux vers le tableau du cerisier, frissonnante. Elle n’avait pu se résoudre à le laisser dans la cave et l’avait accroché à son mur. De toute façon, personne ne l’avait réclamé. Lors de ses coups de blues, quand il lui était impossible de sortir et de s’asseoir sous l’arbre, il lui suffisait de le contempler pour recouvrer un semblant de sérénité. Elle percevait presque l’odeur suave des fleurs, le vent doux sur son visage, la caresse des rayons du soleil…

La toile incarnait une forme de plénitude à atteindre, qu’elle frôlait du bout des doigts.

Héloïse s’allongea sur son matelas et plongea dans ses pensées ; son corps se détendait petit à petit. Elle s’était crispée lorsque Christophe avait demandé à sa mère pour la voir ce week-end. Sa voix était imprégnée d’assurance, trop peut-être. Avait-elle rêvé ?

Aussitôt, elle s’efforça de se raisonner. Il avait l’air très attaché et amoureux, d’où son besoin de passer un bon moment avec sa mère.

Tant qu’elle est comblée…

***

Quand elle appuya sur l’interrupteur du salon, sa gorge se noua. Les muscles de son corps se raidirent d’appréhension.

Ça recommence… comme la nuit dernière.

Pourtant, il ne se passait rien de spécial, mis à part ce silence lourd, si lourd, et l’absence de tous les membres de sa famille.

Je ne suis pas sujette aux rêves à suite, d’habitude…

À la fois perplexe et angoissée, elle tourna les talons pour explorer le reste de la maison. Pas âme qui vive.

Héloïse monta dans sa chambre, s’assit sur son lit avec nervosité. Comment retourner à la réalité ? Le rêve – elle ne pouvait pas à proprement parler le qualifier de cauchemar – ne semblait pas près de s’arrêter… Devait-elle fuir ? Où ?

Fébrile, elle quitta la pièce, se dirigea vers la porte d’entrée avec cette sensation de froid qui s’insinuait en elle au fur et à mesure de ses pas. Dehors, la nuit se coulait partout, telle de l’encre, jusque dans la rue où aucun lampadaire ne laissait entrevoir sa lumière.

Non, impossible d’avancer plus loin, les ombres vont m’engloutir !

Après avoir dégluti, Héloïse se tourna vers le verger ; les paumes moites, elle poussa la petite barrière, franchit l’ouverture qui y conduisait. Toute son attention se concentra sur le cerisier dont l’aura, malgré l’absence de la lune, irradiait dans les ténèbres. Son cœur cessa de s’affoler, sa démarche fut plus mesurée.

Lorsqu’elle l’atteindrait, tout irait bien.

Enfin, ses doigts effleurèrent le tronc de l’arbre aux branches dépouillées. Sa rugosité lui permit de mieux s’ancrer, de mieux se focaliser sur sa respiration.

Vivement que le printemps arrive… Avec ses fleurs, il sera merveilleux.

Héloïse s’adossa contre le sakura. Un léger parfum d’amande imprégnait l’atmosphère, qui lui parut plus chaleureuse. La tension avait quitté son être tout entier ; pour la première fois depuis longtemps, elle ressentit une forme de quiétude – à défaut de nommer ses émotions avec plus de justesse.

Ses yeux se fermèrent.

Lorsqu’ils se rouvrirent, ils rencontrèrent le plafond familier de sa chambre.

Avec un soupir, Héloïse se redressa dans son lit et se frotta le front.

Quel rêve étrange !

Les nuits suivantes promettaient si le phénomène se poursuivait. Au moins, elle était rassérénée. Si le cerisier parvenait à l’apaiser, y compris dans ses songes, surtout s’ils étaient sinistres…

Son attention se porta sur le réveil : quatre heures du matin. Encore.

Il est trop tôt pour me lever.

De nouveau enroulée dans la couverture, Héloïse se tourna sur le côté et s’imagina dans le verger, assise sous le sakura, le temps que Morphée se décide à revenir la chercher, sans trop y croire.

Dix minutes plus tard, son esprit avait rejoint les contrées oniriques.

Cœur du sakura