Le Choix

fantastique, onirique

TW rêve lucide, hallucinations, idées noires, dépression, angoisse, dissociation

Un rayon de soleil pâlot effleura les joues de Lise et la sortit de sa somnolence. Elle se redressa, se massa les reins. La banquette du train n’était vraiment pas confortable…

Elle frotta ses yeux noisette, puis coula un regard à l’extérieur après avoir tiré le rideau au tissu rêche et s’être raclé la gorge.

Des champs à perte de vue. La brume matinale y ondoyait avec paresse, tandis que des gouttes de rosée glissaient sur la vitre. Plus tard, elle y apercevrait sans doute des vaches ou des moutons y brouter. Le spectacle absorba Lise – elle refusait de songer à autre chose pour l’instant.

Le train qui la conduisait chez ses parents roulait à une allure plutôt modérée.

Pourquoi avait-elle accepté l’invitation de sa mère ? Si elle s’était écoutée, elle aurait…

Un soupir lui creusa la cage thoracique. En réalité, elle l’ignorait aussi.

La jeune femme recoiffa rapidement ses longs cheveux blonds en un chignon lâche. Hélas, ils étaient si fins que sa pince les retenait à grand-peine. Elle réajusta son châle ensuite.

Une décélération la tira de ses pensées. Intriguée, elle attendit. Le train finit par s’immobiliser et, bien entendu, le contrôleur en avertit ses passagers. Encore une panne. La SNCF ne s’améliorait guère d’année en année.

Lise en profita pour se lever. À l’intérieur du compartiment où elle s’était terrée, il n’y avait personne. Se dégourdir les jambes et croiser quelqu’un – n’importe qui – lui ferait le plus grand bien.

Allez.

Elle sortit dans le couloir. Personne. L’étonnement la saisit ; lorsqu’elle était montée, pas mal de monde s’était installé dans le même wagon qu’elle. Peut-être que le train s’était arrêté en gare plusieurs fois, mais de là à ce que tous les voyageurs descendent…

Lise haussa les épaules. Finalement, il valait mieux qu’elle reste seule. Elle n’avait pas envie d’entretenir une conversation, surtout s’il fallait qu’elle parle de sa vie ou qu’elle écoute son interlocuteur bavasser à n’en plus finir.

Ses iris se perdirent dans l’azur blême du ciel. Quelle heure était-il ? Elle était partie très tôt. Déjà qu’elle manquait de sommeil…

Un bâillement la surprit. Pourquoi venait-elle rendre visite à ses parents ? Pourquoi avait-elle pris le train ? Depuis environ trois mois, une confusion complète quant à son avenir la taraudait ; elle ne s’épanouissait pas du tout dans son emploi de secrétaire médicale, se renfermait sur elle-même, tournait en rond dans son studio misérable… Plus rien ne la poussait à avancer pour l’instant. Ce n’était pas faute d’avoir essayé d’élaborer des projets et d’alimenter des rêves aussi vieux qu’elle…

Une lourde fatigue s’abattit sur les épaules de Lise et la migraine pointa le bout de son nez. Sa perte de motivation était inexpliquée : elle se débrouillait bien par rapport à beaucoup de gens de son âge, sa situation était stable …

Parviendrait-elle un jour enfin à se comprendre, à découvrir sa véritable nature ? Elle ne se sentait pas à sa place dans ce monde en constante évolution, là où elle demeurait statique malgré ses efforts.

Lise secoua la tête. Il lui fallait cesser de nourrir des pensées morbides ! Elles hantaient également son quotidien depuis ces derniers mois. Qu’allait-elle dire à ses parents ? Mentir n’était pas son style. Agacée, elle se recoiffa. Sa pince avait glissé. Décidément, elle aurait dû les nouer avec un élastique !

L’extérieur attira son attention. Le train se remettrait-il bientôt en route ? Elle ne voulait pas rester coincée ici !

Comme si son souhait venait d’être entendu, un léger mouvement la déséquilibra. Le paysage défila avec lenteur devant elle. Soulagée, elle retourna s’asseoir. Dormir était exclu bien qu’elle soit épuisée. Elle se massa les mains pour chasser le froid qui s’y était logé.

Pendant qu’elle s’installait, Lise fut de nouveau confrontée à sa solitude. Tout de même, pourquoi n’avait-elle croisé personne ? Alors qu’elle s’interrogeait à ce sujet, elle posa son front contre la vitre.

La stupéfaction la saisit : le soleil avait disparu ! De petites loupiotes s’allumèrent dans le compartiment pour l’éclairer. S’était-elle assoupie encore une fois sans s’en rendre compte ? Avait-elle plongé dans un songe ? Angoissée, Lise scruta l’extérieur. Une nuit noire. Enfin, plutôt remplie d’ombres…

Elle se recroquevilla sur son siège en déplorant son attitude. Oui, elle devait rêver. Elle s’efforça de penser à des choses positives.

Elle se remémora les conseils de sa psychologue. Ses paupières se fermèrent tandis qu’elle cherchait à visualiser un jardin. Des roses, des chrysanthèmes, des lilas, des tulipes, des hortensias… Toutes les fleurs lui plaisaient, même le bleuet ou le liseron. Lise prit de profondes inspirations et décroisa ses mains, qu’elle posa sur ses cuisses. Se détendre. Lorsqu’elle serait plus apaisée, elle rouvrirait les yeux. Tout redeviendrait comme avant.

Elle s’imagina assise dans l’herbe humide, en train de humer le parfum sucré de lys blancs ou d’effleurer les pétales délicats de violettes des bois. La sérénité s’empara de son âme troublée. Un faible sourire naquit sur les lèvres de Lise. Elle était prête.

Sitôt que cette pensée la traversa, elle sortit de sa méditation. Alors qu’elle s’attendait à sentir la caresse du soleil sur son visage, le désappointement l’envahit quand elle avisa les lumières du compartiment allumées. Et le ciel, toujours obscur… Pourquoi le contrôleur ne leur parlait-il pas ? Il savait ce qu’il se passait, non ? Anxieuse, Lise se releva. Eh bien, ses renseignements, elle irait les chercher elle-même ! Pas question de rester inactive !

Elle se dirigea vers le couloir d’un pas décidé. Heureusement qu’elle pouvait changer de wagon. Sinon, elle serait coincée ! Rencontrerait-elle quelqu’un ? Là pour le coup, être seule l’inquiétait…

L’atmosphère insolite et sinistre sembla lui coller à la peau.

Après avoir dégluti, Lise poussa la porte qui communiquait avec le wagon suivant.

Pas âme qui vive. L’angoisse noua son ventre même si elle aurait dû s’y attendre. Impossible de reprendre le contrôle sur la situation ! Si elle était plongée dans un rêve, se pincer ne suffirait pas à l’en sortir.

Alors qu’elle marchait vaillamment vers l’avant du train, une voix de femme au timbre métallique résonna dans l’habitacle :

— Tu cherches quelque chose ?

Lise fut tellement surprise qu’elle vacilla et manqua de s’étaler dans le couloir ; elle se retint à la porte d’un compartiment, le visage blême, les mains moites, puis regarda autour d’elle.

— Oui, c’est à toi que je m’adresse.

La voix provenait des haut-parleurs ; familière, elle lui provoqua un frisson. Où l’avait-elle entendue ?

— Vous… Êtes-v-vous le contrôleur ? bégaya-t-elle d’une petite voix.

— Non, Lise. Je conduis juste le train, c’est tout.

— Quoi ?

Elle refréna sa panique, mais ajouta derechef :

— Pourquoi je suis toute seule ?

— Parce que tu n’es pas dans un train comme les autres.

Saisie par un regain de courage, Lise rétorqua :

— J’avais cru remarquer.

— Tu ne rêves pas. Sa destination dépend de ton choix.

— Mon choix ?

— Celui de ton avenir. Tu es arrivée à un carrefour de ton existence.

Elle était proche de s’évanouir. Vite, pousser la porte, s’avachir sur la banquette. Le vertige lui arracha un râle plaintif. La voix robotique reprit :

— Tu es perdue.

Après avoir recouvré un semblant d’équilibre et de sang-froid, Lise répliqua :

— Est-ce que j’ai changé de dimension, de planète, de…

— Non. Est-il important que tu saches comment tu as cheminé jusqu’à moi ?

— Je veux comprendre.

La voix laissa échapper un long soupir.

— Très bien.

— Vous avez dit que je ne rêve pas, mais sans explications. Les autres passagers ont disparu, et…

— Ce qu’il se passe ici est vrai. Ton esprit est plongé dans un certain état.

Lise crut saisir qu’elle dormait. Sauf qu’elle n’était pas au pays de Morphée ! Ses dents mordillèrent ses lèvres.

— Où roule le train ?

— Sur des rails, se moqua la voix.

— Oui, non mais…

— Regarde au-dehors, puis pense à ta vie présente.

Lise obéit à contrecœur. Où son interlocutrice voulait-elle en venir ? Elle colla son nez contre la vitre dans l’espoir de mieux distinguer le paysage. Ténèbres de velours, toujours.

— Songe à ton parcours, insista la voix.

Son vécu quotidien lui revint en plein visage. La nausée la gagna. Oh, pourquoi n’était-elle pas heureuse ? Sa situation était pourtant enviable ! Sitôt qu’elle formula sa remarque mentale, un mouvement dans le ciel interpela Lise. Il se colorait d’un rouge sanglant et surplombait des terres arides et désolées.

Interloquée, elle recula et chuta sur les fesses au sol. Laconique, la voix lui expliqua :

— Il change en fonction de tes humeurs et de tes pensées.

Lise posa une main sur sa poitrine pour se calmer. La bile remonta le long de sa gorge, lui provoqua une toux sèche.

— Lorsque tu auras choisi, tu seras plus apaisée. Concentre-toi.

— Pourquoi… Pourquoi dois-je ressasser tout ça ?

Sa respiration haletante lui écorchait les tympans.

— Il le faut, Lise.

— Je veux me réveiller !

— Alors prends ta décision.

— J’ignore ce qu’il se passe, comment v…

— Réfléchis. Es-tu passionnée ? As-tu toujours écouté tes intuitions, tes préférences ?

Lise en resta coite. Bien sûr qu’elle s’était fourrée toute seule dans sa situation monotone et usante ! Comme si elle avait lu ses pensées, la voix renchérit :

— Vraiment ? Le désirais-tu au plus profond de toi-même ?

Lise se releva lentement et se rassit sur une banquette. La question lui vrillait l’être. Et si ce n’était pas le cas ?

— J’ai choisi de suivre ma voie actuelle, mais…, murmura-t-elle, incertaine.

— Mais ?

— Mes parents m’y ont encouragée.

— Cela te convenait-il ?

Lise secoua la tête. Que répondre ? Son esprit rationnel susurrait qu’ils avaient agi dans son propre intérêt, et son cœur chuchotait qu’elle s’étouffait petit à petit dans son train-train journalier. La voix répéta :

— Cela te convenait-il ?

— Non !

Lise craquait. Ses mains tremblaient, sa poitrine paraissait compressée dans un étau. Un sanglot s’invita en elle.

— Que souhaites-tu ?

Après un reniflement, elle chassa ses larmes d’un revers de main. Elle aurait tant aimé se lancer dans la psychologie – avait même failli s’inscrire à une université réputée ! Malheureusement, ses parents l’en avaient dissuadée. Ils l’avaient sous-estimée.

À presque vingt-cinq ans, pouvait-elle se permettre de tout jeter par la fenêtre ? Pouvait-elle… repartir de zéro ?

Arrêt sur image. Un battement de cœur raté.

Lise lorgna l’extérieur. La voûte céleste s’était parée d’une douce couleur prune. Les étoiles, des milliers de bourgeons qui n’attendaient que d’éclore, semblaient l’appeler. Il manquait…

— Un rayon de soleil. Ton choix pour arriver à tes fins. Quel est-il ? insista la voix.

Lise pleurait. Oui, si elle voulait se donner une chance, une seule solution s’imposait. Ses parents ne la comprendraient jamais.

Toute sa vie, ils n’avaient cessé de la décourager lorsqu’ils le jugeaient nécessaire. Un cursus général au lycée, même pas en rêve, puisqu’ils la pensaient trop faible en maths ; la faculté, trop périlleux avec son BEP ; la danse, elle avait abandonné à ses dix ans alors qu’elle était douée. Aucun avenir, ils disaient. Oh, peut-être devrait-elle aussi reprendre des cours. Il n’était pas trop tard, non ?

Elle serra les poings puis, d’un ton empli de détermination, s’exprima :

— Je veux couper les ponts avec mes parents.

Ils ne subvenaient plus à ses besoins depuis un moment, de toute manière. Elle ne leur devait rien. La voix sembla perdre son accent métallique :

— Regarde.

Un hoquet lui meurtrit la poitrine ; les étoiles-fleurs entamaient leur éclosion sous la lumière timide du soleil. Elles laissaient échapper leurs couleurs si vivantes, si vibrantes. Son jardin devenait réalité. Les pleurs de Lise redoublèrent d’intensité.

— Voilà. Il est temps.

Ses yeux mouillés louchèrent vers le haut-parleur du compartiment.

— Il est temps de quoi ?

Étaient-ils arrivés à destination ?

— Il est temps.

Un bruit strident vrilla ses tympans et l’obligea à se boucher les oreilles. Ses paupières se fermèrent. Lise attendit plusieurs secondes avant de se risquer à écouter de nouveau. Des murmures lui parvinrent. Les passagers. Ils étaient de retour.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, il lui fut difficile de ravaler un cri. Elle n’était plus assise sur la banquette, mais sur un banc de la gare de sa ville ! Elle n’était donc pas encore montée à bord du train pour se rendre chez ses parents.

Elle se releva. Son choix était fait.

D’une main ferme, elle s’empara de la poignée de sa valise et marcha jusqu’à la sortie. Tant pis si elle avait déjà payé son billet. Son rêve – ou voyage ? – lui avait insufflé une force inouïe, bouleversante.

Pour la première fois depuis longtemps, l’apaisement submergea Lise. Juste avant de franchir les portes de la gare, un dernier détail de ses pérégrinations mentales, ou rêve éveillé, la saisit.

La voix du train n’était autre que la sienne.