Chapitre 4 :
Monde

— Comment suis-je née ?

Un silence profond piqueté de courants d’air vacillants bat la mesure sans plus se préoccuper du reste. Égal à lui-même, Professeur demeure stoïque telle une statue. En réalité, il n’a soufflé mot depuis qu’il a pénétré dans la pièce.

Nulle désapprobation ou contrariété ne suintent de lui. Même ses yeux gardent leur immobilité inquiétante, seules les ombres des lieux poursuivent leurs mouvements lents et ondulatoires. Evana suppose qu’il attend quelque chose d’elle. Quoi exactement ? Peut-être aurait-elle dû prendre le temps de le saluer avant de le solliciter abruptement ? Non, c’est autre chose. Peut-être alors lui faut-il répéter sa question ?

Si elle désire grandir, évoluer, devenir ce qu’elle doit être, elle a besoin de savoir.

Les gestes empreints d’hésitation, la pantine déplace ses mains sur ses joues, les masse avec douceur pour chasser les tiraillements qui s’y sont logés, puis lui demande de nouveau en essayant de ne pas manifester son désarroi :

— Comment suis-je née ?

Pourquoi Professeur ne s’approche-t-il pas d’elle pour s’asseoir à ses côtés ? Pourquoi ne se plonge-t-il pas dans une longue méditation pour répondre à cette question si simple ? Toujours aucune trace de courroux en lui… Elle craint tant cette réaction ! Dans de pareils moments, elle s’en veut d’être aussi bêtement apeurée. Professeur n’est pas un monstre, il ne lui fera aucun mal !

En vérité, c’est un sentiment inconnu d’elle qui tournoie en lui, comme un serpent enroulé autour d’une branche épaisse. Elle ignore encore comment nommer un tel magma émotionnel – il est sur le point de déborder de son être tant son intensité l’étourdit. Elle a confiance malgré tout ; bientôt, elle le découvrira. Peut-être n’attend-il que ça ? Non plus. Son attitude dissimule autre chose.

Soudain, alors qu’elle n’espère plus de réponse, des vers jaillissent de la bouche invisible de son guide :

Enfant qui vient du néant

Tu fleuris sous la rosée,

Mais emportée par le vent

Ta naissance est oubliée.

La pantine penche la tête sur le côté ; ses cheveux soyeux glissent sur le galbe de son bras droit. Elle n’est pas en mesure de déchiffrer le sens d’une énigme aussi épineuse. Ses paroles sont gorgées d’une beauté solennelle. Seulement, la mélodie des mots suit des règles précises qu’elle n’appréhende pas du tout tant elles revêtent un caractère sibyllin. Elle attend des explications, sauf que Professeur remue, puis se détourne d’elle à son plus grand désarroi. L’a-t-elle désappointé ? L’espace d’un instant, elle s’en attriste.

— Vois-tu, Evana, il est impossible de tout savoir, finit-il par affirmer d’une voix grave.

L’étonnement s’empare d’elle. Professeur n’incarne-t-il pas un savant sans failles ? Il ne lui a quand même pas dévoilé son énigme sans connaître la solution ? Certes, l’esprit de son maître brille de complexité… Il interrompt le cours de ses pensées :

— Je ne possède pas la science infuse.

— Mais, ma naissance…, s’enhardit-elle.

— Je ne peux te le révéler.

Cette réponse, elle l’a anticipée bien avant qu’il ne la lui déclame avec son emphase habituelle. – elle le trouve amusant lorsqu’il parle ainsi. Ses bras se croisent, son expression demeure neutre.

— Navré.

— Tant pis…, se contente-t-elle de murmurer.

Le silence pèse de plus en plus aux alentours alors que son guide s’est renfermé dans son mutisme. La pantine frotte un fil de son poignet. Ah, sa luminescence la fascine tant… Ses chatoiements se multiplient et la sensation procurée est proche du chatouillis. Une chaleur modérée se répand dans son membre, puis remonte jusqu’à son épaule. Evana continue son mouvement, son cerveau analyse les perceptions qui le traversent sous forme d’impulsions électriques – elle le ressent de manière instinctive.

Son maître lève la tête vers elle. Son absence de réaction rassure Evana, mais après un frémissement de son être, il finit par lui ordonner d’une voix péremptoire :

— Ne joue pas avec, Evana.

Ses lèvres commencent à se plisser ; heureusement, elle s’arrête assez tôt. Professeur la réprimande quand elle cède à cette pulsion, sauf qu’elle ne le fait pas exprès. Loin d’elle l’idée de le contrarier ! Hélas, c’est plus fort qu’elle ! Si seulement il tentait de la comprendre… Il ne cesse de lui affirmer qu’il la connaît avec exactitude, qu’il est capable de lire dans son esprit, alors pourquoi ne devine-t-il pas ça ?

La main de Professeur se pose sur son bras. Aussitôt, une étincelle surgit au sein de la poitrine de la pantine, pince son cœur ; de l’agacement ou de l’énervement, c’est ce qu’elle a appris au fil du temps. En réalité, l’émotion qui la submerge possède plusieurs noms qui collent à divers degrés de manifestation. Son cerveau et ses songeries le lui ont enseigné. Evana l’assimile à une teinte chaleureuse, tels le rouge ou l’orange – oui, même ses ressentis miroitent de couleurs. Surtout, ne pas reculer.

— Evana ? Qu’y a-t-il ?

— Je me demandais… Qui est le Prince Charmant ? Après tout, si je lui suis destinée, j’aimerais…

— Plus tard. Tu n’es pas encore prête.

Un soupir de nouveau ravalé.

— Je m’excuse si j’ai pu vous offenser d’une quelconque manière, finit-elle par souffler.

En quête d’une justification à son attitude, les iris luisants de Professeur la sondent avec une acuité devenue familière. Les épaules d’Evana se haussent avec lenteur, mais elle ne lui offre pas de sourire ; l’envie lui manque. Pourquoi ? Elle l’ignore et refuse de chercher plus loin. C’est peine perdue. Autant couper court à la discussion orageuse – les sentiments négatifs qui en résulteront la chagrinent d’avance. Elle en entame une nouvelle, plus basique :

— Que m’instruirez-vous aujourd’hui et demain ?

Professeur se détend. Le soulagement déferle en elle, un frisson dénoue les tensions de son cou jusqu’en bas de son dos, sa respiration est moins oppressée. Il lève un doigt pour appuyer son affirmation :

— Chaque chose en son temps, Evana.

Le désarroi se glisse en elle. Ne peut-il pas être plus clair, à défaut de se montrer clairvoyant ? Par chance, il répond à son souhait :

— Maîtrise d’abord tes nouvelles connaissances.

— Comme ?

— Comme parler, marcher, regarder, écouter. C’est déjà beaucoup, non ?

— Oui, concède-t-elle.

Professeur lui saisit la main avec délicatesse, puis la relâche aussitôt.

— Tu articules encore avec des balbutiements évidents. Ta voix chevrote, pareille à une cassette déréglée.

— Une cassette ?

— Une bande qui peut enregistrer du son.

Ah… Les questions foisonnent de nouveau au sein de son cerveau.

— Ménage-toi dès maintenant une pause, renchérit Professeur d’un ton radouci.

La pantine ouvre la bouche afin de lui signifier qu’elle n’est pas fatiguée. Ses légères faiblesses s’atténueront petit à petit, passer les heures suivantes à observer son environnement la tente bien plus – ça, il n’est pas obligé de le savoir.

— Non, petite pantine, garde le silence. Accorde-moi ta confiance, lui objecte-t-il avec plus de fermeté.

Professeur lit en elle avec une aisance qui la déstabilisera toujours – sauf quand il s’agit de déceler certains besoins, quel paradoxe, mais qu’y peut-elle ? Dire qu’elle a essayé de dissimuler ses dernières réflexions… Un échec cuisant. Evana avale sa salive et retient à temps les mots qui se bousculent sans aucune gêne sur sa langue. Pas le choix : il n’y a plus qu’à s’asseoir sur ses pauvres questions et attendre demain pour les formuler. Dès lors, elle ressent les affres amères de la frustration. Des fourmillements naissent au sein de son cœur et un goût piquant s’épanouit sur ses papilles.

La tristesse la happe ; Professeur se relève déjà pour la délaisser dans cette pièce – dont elle n’est jamais sortie, au demeurant. Cette pièce, toujours inexplorée malgré son désir. Ses lèvres sèches s’ouvrent pour se refermer aussitôt. Non, ne plus parler. Sa gorge souffre, de toute manière, comme chacun des muscles de sa mâchoire. Même ses pommettes la tiraillent.

Toutefois, envers et contre tout, son envie se transforme en nécessité et elle tente une dernière fois de le retenir :

— S’il vous plaît…

Il se retourne ; s’attendait-il à une telle faiblesse ?

— Je crois que… que je suis frustrée. Je ne suis pas familière avec ce sentiment, alors il surgit de moi.

Ses mains se crispent sur ses genoux tandis qu’elle est installée au bord de la table en bois. Professeur marche vers elle et, doucement, lui attrape les doigts pour les serrer entre les siens.

— Evana, petite Evana. Il faut passer par là pour grandir. Voilà la leçon d’aujourd’hui. Gérer sa frustration en plus du reste, cela suffira amplement, n’est-ce pas ?

— Et demain ?

Elle décèle un sourire dans l’attitude de son maître.

— Tu verras.

Enfin, il finit par la délaisser. Confrontée à elle-même et à ses pensées solos, Evana se plonge dans son monde intérieur. Désormais, elle parvient à rêver sans se précipiter dans les contrées oniriques. Cette faculté lui prodigue un bien-être encore étranger, différent de celui qu’elle ressent lorsque Professeur la complimente ou qu’elle réussit à vaincre la douleur provoquée par ses apprentissages.

Avec une facilité déconcertante, Evana se déconnecte de la réalité trop ombreuse à ses yeux et laisse ses songeries colorées la happer petit à petit. Un frisson rafraîchissant la gagne. L’angoisse ne siège pas en son être ; elle ne se perdra pas contrairement à ce que croit son maître, puisqu’elle a déjà expérimenté le phénomène à plusieurs reprises. Bien sûr, elle ne lui expliquera pas pourquoi ni comment, car il ne l’écoutera pas et voudra peut-être l’empêcher de recommencer. Il paraît si obtus parfois ! Il vaut mieux ne pas le peiner.

Demain, enfin, il lui parlera du monde. Oui, ce monde qu’elle connaît si peu et dans lequel elle est née, même si elle est enfermée et qu’elle ne le contemple pas dans sa globalité. La pantine déglutit. Sa pièce de vie cache un domaine beaucoup plus vaste, beaucoup plus étendu qu’elle, Professeur a été obligé de le lui avouer. Sinon, d’où viendrait-il, lui ? Et le Prince Charmant ? Aucun éclaircissement là-dessus… Lui décrira-t-il le ciel un jour ? Le ciel, qu’elle essaie d’imaginer dans ses pérégrinations oniriques.

Demain, peut-être, quitte à supplier Professeur de le faire.

Evana bat des paupières, mais ses songeries virevoltent toujours, pareilles à des danseuses. Son cerveau est surprenant. Des danseuses… Un rapport avec la danse, donc.

Dans toute leur musicalité rayonnante, elles lui chuchotent des paroles sibyllines : le destin s’écrit avec d’autres matériaux – non, médium est un terme plus adéquat – que les doigts, la raison et le cœur. La pantine brûle d’envie d’en découvrir davantage en s’entretenant avec Professeur. Sa gorge se noue. Elle risque d’être rabrouée pour sa curiosité très développée alors qu’elle n’est pas encore grande… Le sera-t-elle plus tard, même s’il a plus ou moins insinué le contraire ? Elle ne ressemble à aucun être vivant qu’il a côtoyé. Si son maître lui a donné naissance, pour quel motif est-elle si singulière ?

Evana ébauche et sculpte ses préoccupations du moment. Distraitement, ses ongles grattent la peau de sa cuisse gainée de noir, là où un des fils la retient. Elle ignore une fois de plus où ils se rejoignent si haut ; leurs extrémités se dissimulent dans le bois, se confondent peut-être avec la pièce. Ridicule, n’est-ce pas ? Il s’agit pourtant de la seule hypothèse qui ne cesse de franchir les barrières de son cerveau.

Les épaules d’Evana se haussent, puis ses doigts effleurent ses lèvres, glissent sur leurs courbes et ne rencontrent aucun obstacle. De temps à autre, elle aime bien réaliser ce geste qui lui semble beau. Il est empreint d’une élégance aérienne, tout comme les mouvements de son maître quand il utilise ses mains larges et ténébreuses. Change-t-elle au fur et à mesure de son enseignement, même s’il cherche à la recadrer lorsqu’elle sort du droit chemin ?

Aujourd’hui, il lui a instruit la frustration, dont la saveur particulière imprègne encore sa langue.

Evana renifle sans distinction. Son corps réagit avant son esprit ; il commence à éprouver des difficultés, bien que discrètes, à se plier aux règles sévères de Professeur. La preuve, elle n’a pas résisté et a voulu le retenir ! Un raidissement l’envahit. Est-ce vraiment possible ?

Elle chasse aussitôt ses dernières pensées, se lève en s’évertuant à ne pas perdre son équilibre et effectue une dizaine de pas. Ses fils reprennent le dessus et coordonnent ses progressions maladroites. Au niveau de son cœur, de l’engourdissement – elle ne ressent presque rien. Il paraît devenir invulnérable. Se laisse-t-il submerger par ses écumes ? Oui, des écumes d’effort, comme quand l’organisme transpire lors d’exercices physiques importants. Cette drôle d’image refuse de quitter sa tête alourdie par ses réflexions folles.

La pantine se penche en avant pour s’asseoir par terre et le sol frais lui arrache un spasme fiévreux. Demain, Professeur lui parlera du ciel.

Chapitre 5 : La nuit et le jour