Chapitre 1
Héloïse épongea la sueur qui perlait sur son front et pénétra dans sa future chambre. Elle ouvrit son sac de voyage, en sortit les vêtements et livres qu’il contenait. Deux ou trois jours seraient nécessaires pour que ses autres affaires soient acheminées jusqu’à son nouveau domicile.
Au loin, le clocher de Ronchamp égrena six heures du soir.
Une fois son rangement terminé, elle s’autorisa enfin à souffler. Immobile au milieu de la pièce, elle s’étira, massa les muscles de son cou dans une tentative de chasser la douleur qui s’y était logée, posa ses mains sur ses hanches, le regard dans le vague. Les peintures ne seraient pas à refaire – le blanc et le beige lui convenaient –, mais les lieux devraient être nettoyés de fond en comble.
Demain matin, elle aiderait sa mère. Plus tôt elle commencerait, mieux elle se porterait. L’emménagement lui permettrait de s’aérer l’esprit et de se sentir utile. Avec la fatigue engendrée, ses nuits seraient sans doute moins agitées… Du moins, elle l’espérait.
La fin du mois de septembre promettait d’être bien remplie.
Héloïse saisit son sac vide et le fourra dans son placard – vite, s’occuper les mains, tout de suite. Voilà trois jours qu’elle était incapable de se canaliser. Une vraie pile électrique ! Quant à son frère et sa sœur, ils s’absenteraient demain après-midi pour une virée à Lure, située à plus ou moins vingt minutes de la maison. Désormais, leurs trajets en ville seraient plus simples. Ils ne se préoccupaient pas trop des cartons ni du reste, même si leur mère les obligeait à participer. En tant qu’aînée, Héloïse retint un soupir.
L’insouciance due à leur jeunesse la rendait nostalgique, parfois. Elle ne pouvait plus s’y abandonner – elle était censée incarner une adulte responsable.
À cette pensée, un tic déforma son visage.
La seule chose qui manquait dans les environs était une compagnie de bus aussi développée que celle du Territoire de Belfort, de Besançon ou de Montbéliard. Heureusement qu’elle avait le permis ! Sa situation serait encore plus critique sinon.
Son indépendance lui échappait sur bien des aspects…
Allez, Hélo’, stop ! C’est pas le moment pour tes idées noires.
Elle descendit les escaliers ; un bruit de remue-ménage provenant du sous-sol lui parvint. Ses sourcils se froncèrent de circonspection. Elle s’y dirigea sans perdre une minute, trouva sa mère Floriane et son frère en train de s’échiner sur le chauffe-eau. L’adolescent examinait le dessous de la cuve. D’une voix forte et emplie d’inquiétude, Héloïse demanda :
— Qu’est-ce que vous fabriquez ?
— Il y a un souci d’eau chaude, je règle ça avec Martial.
Sa mère se pencha sur le thermostat.
— Ah ! ne touche plus à rien. Je crois savoir d’où vient le problème. Héloïse, tu peux aller voir si Aline s’en sort avec mamie ? Elles sont dans la pièce à côté du salon…
— Oui.
Soudain, son attention fut attirée par le mur badigeonné d’une vilaine peinture grise et déjà écaillée ; ou plutôt, par une toile posée au sol. Une bâche la dérobait à peine aux regards.
Tiens, le précédent locataire l’a oubliée ?
Héloïse haussa les épaules et s’en détourna.
Plus tard.
De retour au rez-de-chaussée, elle rejoignit sa sœur et sa grand-mère. À quatre-vingt-trois ans, Margot se portait bien, malgré ses difficultés pour accomplir seule ses activités quotidiennes. Héloïse s’occuperait d’elle la plupart du temps ; ce serait sa mère qui effectuerait les tâches trop délicates – elle exerçait le métier d’aide à domicile.
L’aînée se contenta d’observer par l’entrebâillement de la porte. Aline discutait avec une vieille femme aux cheveux blancs coupés en carré assise dans un fauteuil ; les iris verts de l’adolescente se dardèrent sur Héloïse en silence.
Bon, visiblement, elles n’ont pas besoin de moi.
Elle s’éloigna, non sans jeter un coup d’œil sur son smartphone. 18 h 10.
Sans sa mère, assez tatillonne, elle ne pouvait pas continuer à déballer les cartons. Combien de fois Héloïse s’était-elle exaspérée à ce sujet ? Elle secoua la tête de dépit ; autant faire les courses, la chaleur était moindre. Elle achèterait des plats à réchauffer au micro-ondes et quelques gâteaux. Les boissons, fromages et yaourts avaient été transférés de la glacière au frigo, rebranché depuis peu.
— Maman, je vais nous chercher à manger !
Elle n’attendit pas sa réponse et quitta les lieux d’un pas rapide.
***
Une semaine plus tard, alors que le début du mois d’octobre accueillait encore des températures douces pour la saison, les pas d’Héloïse la conduisirent à l’entrée du verger. Les étoiles se dévoilaient petit à petit dans le crépuscule mourant. D’un geste paresseux, elle massait son ventre à cause du repas copieux. Manger de la forêt-noire après une ratatouille bien garnie lui avait alourdi l’estomac… Elle arriva devant un cerisier dont les feuilles commençaient tout juste à jaunir. Bientôt, l’automne flamboyant céderait sa place à l’hiver rude de la région.
Autour, l’herbe tondue dégageait un parfum chaud rappelant l’été passé. Les autres arbres du verger – un pommier, deux poiriers et un prunier – étaient disposés en quinconce. Une clôture encerclait l’ensemble et le séparait de quelques habitations aux alentours. Deux rosiers et du lierre se battaient sur les façades de la demeure aux murs blancs, aux fenêtres étroites et aux volets peints en bleu marine. Un joli contraste avec les tuiles rouges… Une maison rurale typique de Haute-Saône, dont la taille modeste cachait deux étages et un grenier.
Silencieuse, Héloïse s’adossa contre le tronc et ferma les yeux. Une brise fraîche caressait ses pommettes et ses tempes, qui n’étaient pas épargnées par la transpiration. Elle appréciait ces instants où elle se recentrait sur elle-même dans la quiétude. Distraite, elle ébouriffa ses cheveux châtain clair. Elle les avait coupés court une semaine plus tôt. Par moments, ils arboraient des reflets blonds ; sinon, ils semblaient aussi ternes que la poussière, selon elle.
Ses pensées dérivèrent ailleurs.
Leur nouvelle maison était idéale, et l’existence d’un tel coin de verdure ne déplaisait pas à Héloïse. Avec sa mère, elle avait peiné avant de tomber sur la perle rare, étant donné que la majorité des propriétaires cherchait des locataires en couple, avec un salaire dépassant trois fois le loyer, quand ils n’exigeaient pas d’autres prérequis absurdes et irréalistes !
De quoi rendre chèvre !
Le jour où elle parviendrait à décrocher un emploi, il était prévu qu’elle habite encore un peu chez sa mère pour l’aider financièrement. Toutes les deux avaient beaucoup hésité face à cette maison. Problème : des offres aussi alléchantes que celle-ci ne couraient pas les rues. Avec la perte d’autonomie de Margot, il fallait faire vite ; le loyer était raisonnable, le nombre de chambres convenait à tout le monde, la propriété n’était pas trop éloignée du lieu de travail de sa mère, du collège d’Aline et du lycée de Martial.
Héloïse leva les yeux vers le ciel, songea au lendemain qui ne serait pas de tout repos. Entre s’immerger dans ses recherches d’emploi, s’occuper de Margot et des courses, continuer à déballer des cartons, puis se rendre à la banque, elle n’aurait pas une minute à elle.
Le front d’Héloïse se plissa. Bien qu’elle rechigne à s’enfermer dans un carcan, elle devrait faire preuve d’un minimum de rigueur et planifier sa journée si elle voulait être sûre de ne rien oublier.
Ses pensées vagabondèrent vers des horizons plus accueillants. Ces derniers mois, elle avait consacré très peu de temps aux loisirs. Peut-être devrait-elle s’y replonger et décompresser.
Oui, ce serait bien… Je vais craquer sinon, à force.
En proie à une profonde réflexion, Héloïse se rongea l’ongle du pouce. Elle adorait les jeux vidéo d’Action-RPG[1] et d’aventure, surtout ceux qualifiés de « rétro ». C’était une distraction comme une autre, non ? Elle ne jouait pas non plus sur ordinateur, même avec une manette adaptée ; habituée à la console, elle n’aimait pas, tout simplement.
Tant pis. Je m’amuse pour mon plaisir, pas pour celui des autres.
Oui, elle rallumerait sa PSP[2] ce soir, avec Final Fantasy II[3]. Elle ne l’avait pas terminé en plus… Seul problème : les détails sur l’histoire et sa progression s’étaient effacés de son esprit au bout de huit mois sans se pencher dessus.
C’est pas grave, je recommencerai tout depuis le début pour bien me remettre dedans.
— Héloïse ?
Elle grimaça et se releva en se massant le bas des reins. Cinq minutes plus tard, la silhouette de sa sœur apparut dans son champ de vision. Elle agrippait un bol rempli de framboises jaunes d’une main ferme tandis qu’elle foulait d’un pas nerveux le sol.
— Tiens, je t’apporte ta part.
— Merci, lui répondit Héloïse en attrapant le récipient à deux mains.
Une brise clémente flirta avec l’odeur d’herbe coupée – toujours la même, persistante –, puis parut encercler les deux sœurs et agiter la crinière noire d’Aline. Elle ne dura pas et laissa bientôt place au seul chant des grillons.
— Maman veut que tu aides mamie à prendre sa douche, déclara l’adolescente de quatorze ans après avoir reculé.
— Ne t’inquiète pas, je m’en occupe. Je suis là pour ça, non ?
Aline renifla, jeta un coup d’œil rapide au verger, se borna à maugréer :
— Mouais.
Elle lui tourna le dos et s’empressa de rentrer sans remarquer l’air triste d’Héloïse, qui baissa la tête. Aline lui manifestait de la rancune et avait honte d’elle, à cause de sa situation actuelle. À vingt-huit ans, elle ne devrait pas revenir vivre chez sa mère, mais voler de ses propres ailes, maîtriser son existence, travailler, ouvrir sa boutique de fleuriste…
À la place, elle avait subi un licenciement économique parce qu’elle n’avait pas été assez rentable, enchaîné les CDD, sombré dans le burnout deux ans plus tôt. Il aurait fallu…
Non, je ne veux pas me morfondre ce soir.
D’un geste las, Héloïse épousseta son pantalon. Et si elle se rendait au sous-sol pour examiner le tableau sous la bâche ? Voilà deux semaines qu’ils avaient emménagé, et elle n’avait toujours pas pu le faire. Sa curiosité la poussait à percer le mystère de cette toile abandonnée, à la regarder et, si elle lui plaisait, à peut-être l’emporter dans sa chambre. Sa valeur ne l’intéressait pas ; seule sa beauté comptait. Elle adorait l’art malgré son impression de ne rien créer de ses dix doigts – alors que selon Margot, qui l’avait réprimandée de se rabaisser ainsi, composer des bouquets était une œuvre en soi. Hélas, elle ne parvenait pas à se le rentrer dans la tête.
Lorsqu’elle fut devant la porte du sous-sol, Héloïse actionna l’interrupteur et descendit avec prudence. Sous ses pieds, le bois grinça, mais la rampe à laquelle elle se tenait la rassurait. Une odeur de terre et d’humidité lui monta à la gorge au fur et à mesure de son avancée. Des cartons occupaient la pièce, les étagères en fer se remplissaient petit à petit d’outils, de vieilleries, de bricoles ; il faudrait encore plusieurs semaines pour y mettre un semblant d’ordre. L’ampoule dispensait une lumière jaunâtre, stable. Quand elle fut face à l’objet de ses attentions, elle retira le plastique opaque avec précaution – avaler de la poussière, non merci. Il glissa avec un bruit de papier froissé.
Héloïse se figea devant un paysage familier : le cerisier du jardin ! Fascinée, elle posa les doigts dessus. De la peinture à l’huile. L’arbre respirait la noblesse et la vitalité, aussi beau que dans la réalité. Son tronc couleur terre de Sienne, loin d’être noueux, se dressait avec grandeur et supportait une multitude de branches piquetées de fleurs pâles, qui paraissaient sculptées dans la robe des nuages. Le tout exhalait une atmosphère assez délicate, romanesque…
Quelle splendeur !
Les doigts d’Héloïse continuaient de courir sur les reliefs, puis sur le cadre en bois rouge bordeaux. Le cerisier l’apaisait – ces derniers temps, elle était prompte à se juger et s’autoflageller. Elle traversait une phase d’abattement à cause de ses échecs pour retrouver du travail, construire sa vie d’adulte, s’équilibrer… D’après sa mère, elle n’était pas à prendre avec des pincettes et ses nerfs étaient à fleur de peau. Vu sa situation pénible, c’était compréhensible !
Elle chassa ses préoccupations une énième fois et darda ses prunelles sur la toile, qui ne méritait pas d’être négligée dans une cave.
Héloïse ferma les yeux, recula, remonta à regret. Contempler le tableau lui apportait beaucoup de paix ; cependant, la fatigue la guettait et, le lendemain, elle devait se lever tôt pour se présenter à un entretien d’embauche. Quant à l’accrocher dans sa chambre, il lui fallait y réfléchir.
Elle songea au cerisier. Au printemps, il éclipserait la beauté des pommiers, pruniers, ou autres arbres du verger, veillerait sur les lieux tel un maître de cérémonie. Ah ! voilà que son esprit s’égarait vers des rivages un peu trop fantasques…
Va dormir, Hélo’.
Après avoir franchi la porte du salon aux murs recouverts d’un ravissant papier peint vert aux motifs floraux blancs, elle constata l’absence de sa mère, partie se coucher la première. Avachie dans un fauteuil, Aline lisait ; Martial écoutait de la musique sur le canapé en dégageant de son front ses cheveux châtains et ondulés toutes les cinq minutes. En tendant l’oreille, Héloïse perçut le son de la télé dans la chambre de Margot, qui somnolait sans doute devant.
Un bâillement faillit lui décrocher la mâchoire ; ses doigts massèrent ses joues.
Après un rapide tour à la salle de bains pour se laver et enfiler son pyjama, Héloïse s’effondra sur son matelas, non sans avoir vérifié que sa fenêtre était entrebâillée – l’automne était presque aussi chaud que l’été, cette année. Rassurée, elle se roula enfin en boule sous les draps.
Petit à petit, ses pensées l’accaparèrent de nouveau. Elle ne pouvait pas s’en empêcher…
Son cœur se noua d’une angoisse mâtinée de peine ; qu’avait-elle manqué pour en arriver là ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ?
Héloïse se tourna sur le côté, dos à la fenêtre, en serrant un de ses oreillers contre elle.
Tu es de retour chez maman, mais ce n’est pas la fin de ta vie.
Non. Cette situation lui permettrait de remonter la pente, et plus encore. Il lui fallait saisir cette chance, coûte que coûte – et se battre. Héloïse s’accrocha à cette certitude afin de repousser les démons de la culpabilité et du doute, jusqu’à sombrer dans les bras de Morphée.
[1] Role Playing Game : jeu de rôle
[2] PlayStation Portable.
[3] Jeu vidéo de rôle, développé par Square Co., Ltd., sorti sur Famicom (NES) en 1988 au Japon, et adapté sur PSP en 2008.