Chapitre 1 :
Ève veille
Avec une douceur paisible empreinte d’hésitation, ses paupières s’ouvrent. Un murmure bourgeonnant surgit de sa gorge avant de s’interrompre pour laisser place au silence. La chair vibre de toutes ses cellules. Plusieurs fourmillements chauds s’y mêlent. Sa langue humecte sa bouche sèche et engourdie, ses prunelles rencontrent du noir, et du noir, et… des ombres. Une naissance est souvent difficile.
Ce qu’elle écoute avec ses oreilles ne parvient pas jusqu’aux tréfonds de sa flammèche d’âme. Il faut lui laisser le temps de grandir et de s’élever tant qu’elle est là. Le moindre son se propage en elle et excite la moindre particule qui la compose. Elle s’y familiarise, faute de mieux.
Sa poitrine se soulève et s’abaisse tel un soufflet tenu par des mains malhabiles ; elle est incapable d’apprécier ou d’analyser cette sensation nouvelle. Une douleur fugace l’a parcourue au premier mouvement, vite dissipée.
Une pulsion indéfinie la pousse à mettre ses paumes dessus pour essayer de modérer ladite sensation. Ses bras lui paraissent lourds, très lourds, comme… Les mots lui échappent. Elle vient de naître, dénuée de repères, pareille à un objet qui absorbe tout – mais qui demeure vide. Non. Ce n’est pas ça, c’est…
En fait, l’ignorance la dévore.
Soudain, elle « sent » ; une présence rôde vers elle. Proche, lointaine ? Cette présence la regarde, l’examine, la scrute et bouge, lui semble-t-il. Être aveugle et désorientée ne lui permet pas de le confirmer… Une odeur poussiéreuse la prend à la gorge. Elle tousse. Une, deux, trois, puis quatre fois. Ses spasmes se calment ensuite.
Quelque chose de chaud se pose sur son front. Quelque chose de familier. Oui, une main comme la sienne, plus grande, plus élégante. Le mot est apparu dans son esprit avec évidence. Elle ne s’en étonne pas – son état ne le lui autorise pas.
Ses paupières se lèvent encore. Malheureusement, sa vision n’a guère changé ; une ombre plus imposante que les autres se penche au-dessus d’elle et se déploie. Elle distingue deux éclats plus clairs : des yeux. Le terme se révèle à elle avec fluidité. L’ombre la regarde. Il, ou elle ?
Des vibrations, plus bas que ses tempes. Un chatouillis tiède leur succède. Ses oreilles captent la voix de L’Être-qui-veille-sur-elle. De longues minutes, à moins que ce ne soit des heures, s’écoulent… Enfin, ce qui se situe à l’intérieur de sa tête lui permet de saisir :
— Bienvenue. Tu dépasses mes espérances les plus inouïes.
La nouvelle née cherche à décrypter ses paroles.
— Dors un peu et délaisse le reste. Tu en as besoin.
Dormir ? Délaisser le reste ?
— Celui que tu attends mettra du temps avant d’arriver jusqu’à toi, alors sois patiente. Quant à moi, je suis ton créateur.
Qui, quoi ? L’incompréhension la gagne. Elle vient de s’animer, et il affirme qu’elle attend quelqu’un. Comment le sait-il ?
Oh, bien sûr. Il le sait et la cerne plus que quiconque parce qu’il lui a insufflé la vie. Les questions qui tournoient en elle, il les devine avec clarté.
— Excuse-moi. Je vais vite en besogne.
Ah, la chose dans sa tête déchiffre des termes complexes ; pas en continu – par moments, elle laisse la nouvelle-née dans cette ignorance dont elle a goûté les effluves.
— Ne te préoccupe de rien.
Il vaut mieux qu’elle obéisse à l’Être-qui-veille-sur-elle si elle souhaite se stabiliser.
— Ta situation est emplie de confusion, mais je connais ce qui est bon pour toi.
Une pause, suivie de plusieurs respirations. Oh, l’Être-qui-veille-sur-elle est presque comme elle. Oui, presque – elle pressent qu’il en est ainsi. Une voix aussi faible qu’un souffle le lui murmure. Peu importe.
— Tu es une princesse, une magnifique petite princesse.
Une princesse ? Qu’est-ce que c’est ? L’envie de le demander à l’Être-qui-veille-sur-elle la titille.
— Tu soupires après ton Autre, celui qui n’est pas à l’envers de toi, mais qui te complète, poursuit-il derechef.
Que de phrases tordues ! Lasse, elle ferme les yeux pendant son monologue. Son visage se détend. Après tout, il détient la vérité et elle n’est rien pour l’instant ; il pourra la guider puisqu’il se trouve près d’elle. Pourquoi lutter ?
La main sur son front disparaît et, aussitôt, il lui susurre ses derniers mots avec une voix qui lui semble de plus en plus distincte :
— Parfait. Connais-tu ton nom ?
Son nom… Elle voudrait lui répondre, comment réussir ? L’Être-qui-veille-sur-elle compte-t-il l’éclairer sur la question ? Une vibration différente ondule autour d’elle ; elle frissonne. La chose dans son crâne traduit pour elle : un rire.
— Pour tout t’avouer, tu n’en as pas.
Pas de nom… lui en offrira-t-il un ?
— Néanmoins, je t’appellerais bien Ève, comme la première femme.
Elle se fige. « Ève » sonne avec une étrangeté qui remue des sensations désagréables. Son être se noue, elle se crispe davantage. Est-elle une femme elle aussi, d’ailleurs ? Un second rire secoue L’Être-qui-veille-sur-elle.
— Hum, ce n’est pas une bonne idée.
Il est soucieux de son bien-être si elle interprète correctement ses mots.
— Tu es si gracile, si éphémère… si évanescente. Tu n’es pas une fille de la Terre, de toute façon.
Comment ? Pourtant, la chose dans sa tête la convainc qu’elle est organique. Elle n’est en aucun cas mécanique. D’où tient-elle une notion pareille ? L’Être-qui-veille-sur-elle lui répondra peut-être.
— Ne t’en fais pas, tu seras heureuse quand même.
S’il le dit… La nouvelle-née ignore tout du monde et d’elle-même ; L’Être-qui-veille-sur-elle cherche à l’orienter sur le bon chemin. Autant lui donner son consentement, même si elle n’en connaît pas la portée – surtout si elle désire en connaître la portée.
C’est décidé. Il lui faut s’en remettre à L’Être-qui-veille-sur-elle pour être prête lorsque Celui-qu’elle-attend viendra.
Tout à coup, près de son oreille, il lui souffle :
— Oui, évanescente… Evana.
Evana. La mélodie du prénom chante en elle, ses accords s’épanouissent en son être singulier et sont imprégnés de merveilleux. Ils se déploient, la plongent dans une transe accueillante.
Pourquoi pas.
Ses paupières s’ouvrent. Evana dirige son regard sur l’ombre oscillante de son gardien, puis sur ses yeux. Des yeux qui vrillent l’âme. C’est la première véritable couleur qu’elle voit, son chatoiement la captive. La chose dans sa tête lui donne une approximation : orangé.
Oh, elle aimerait bien découvrir comment s’appelle son guide – qui s’agite dès lors –, tant qu’à faire. Pour communiquer, ce serait plus simple.
Evana attend sans aucune notion du temps qui passe. Sa cage thoracique se soulève et s’abaisse avec plus d’aisance que tout à l’heure. Bientôt, le mouvement sera empreint de naturel et elle n’y prêtera presque plus attention. La voix de L’Être-qui-veille-sur-elle s’élève davantage dans la pièce – immense selon elle :
— Tu peux me nommer Professeur.
Evana enregistre l’information avec… satisfaction. Le terme s’allie à la perfection avec ses sentiments actuels.
— Accorde-moi ta pleine confiance. Assurément, je t’apprendrai à devenir celle que tu dois incarner.
Le choix est vite fait. Avec timidité, elle cherche à se redresser, mais ça tire partout sur son corps ; elle se sent entravée. Ses yeux – sa vue est précise à présent – se rivent sur des filaments insolites, veinés de luminescence, qui partent de certaines extrémités de ses membres. Ils ne lui causent pas de désagréments. Professeur les a-t-il créés avant ou après elle ? Ou pendant ?
La main de ce dernier se pose sur sa poitrine, là où luisent deux fils, puis la repousse pour qu’elle s’allonge de nouveau sur la surface dure. Sa peau se hérisse sous le contact.
— Tut, tut, tut. Chaque chose en son temps, Evana.
L’espace d’un instant, elle éprouve le sentiment qu’il va la traiter comme une oubliée. Non : plutôt comme une imprudente. Pourquoi lui faut-il attendre ? Quelle pensée saugrenue, sortie tout droit du néant qu’elle embrassait quelques minutes ou quelques heures plus tôt, quand elle n’existait pas encore ! Elle voudrait bouger, mais il lui a ordonné le contraire. Mieux vaut obéir sans avoir la velléité de protester.
D’autres pensées tout aussi saugrenues que la première envahissent Evana pendant que Professeur s’agite au-dessus de son corps.
— C’est bien. Tu es sage.
Un silence se balance entre eux, note de musique hésitante si frêle ; l’atmosphère s’alourdit. Evana frémit bien qu’elle n’en décrypte pas la raison. Ses yeux se ferment, elle échappe à l’air inquisiteur de Professeur, se répète en son for intérieur qu’il ne l’abandonnera pas. Sinon, il l’aurait déjà fait sans aucun scrupule et ne converserait pas avec elle.
— Je t’apprendrai à marcher grâce à ces fils qui t’appartiennent et te conditionnent, lui déclare-t-il d’une voix grave et persuasive. Ils sont tes tuteurs et ma main saura les apprivoiser.
L’assurance de son maître glisse sur elle, pareille à un voile de soie.
— Je t’apprendrai à te mouvoir comme une véritable princesse. Je t’apprendrai bien d’autres prodiges si tu es assez patiente pour cela.
Les lèvres d’Evana s’étirent en un brouillon de sourire. Quelle sensation particulière ! Elle lève le bras avec lenteur afin d’y placer ses doigts, puis les effleure pour qu’elles s’ouvrent un peu plus. Son visage n’est pas aussi lisse qu’il en a l’air, tout compte fait ! Le rire de Professeur gèle aussitôt son acte.
— Je t’apprendrai à parler, même si ta bouche te rend perplexe.
Parler… avec sa bouche ? Que veut-il dire ? La question se répercute en échos chez Evana. Lui n’en possède pas, sauf si elle est invisible.
Le liquide qui coule sous sa peau semble charrier cette question jusqu’à cette chose dans sa poitrine, inerte et pesante. Celle dans son crâne lui chuchote qu’il s’agit de son cœur, pas tout à fait né. Un paradoxe qu’elle échoue à résoudre toute seule.
— Repose-toi, petite princesse.
Les paupières d’Evana restent closes. Son maître s’éloigne d’elle dans un chuintement – encore un nouveau terme qui résonne en son sein. Ils se sont multipliés depuis son éveil. Pourtant, l’organe dans sa tête les assimile sans effort. Certains s’avèrent familiers – Professeur a-t-il implanté du vocabulaire dans son esprit avant de stimuler sa conscience ?
Un néant différent de celui d’où elle provient la capture au fur et à mesure des secondes qui fuient.
Pour la première fois, elle plonge dans le sommeil.