Prologue

Dans ce prologue dont l’existence tient à un fil invisible aussi tangible que vous et moi, la deuxième personne sera employée.

Il y a longtemps, lorsque l’aube timide aux nuances contraires s’éveillait à peine dans les bras cotonneux du ciel – à moins qu’il ne s’agisse d’un crépuscule mourant –, tu ouvris les yeux sur un monde sibyllin aux contours incertains. La clarté évanescente et les ombres mouvantes se disputaient l’horizon. La chaleur dorée de l’astre perçait l’air frais, parfois glacial, qui frôlait avec paresse de ses voiles les contrées endormies. Le bruit, dont les échos variés jaillissaient des êtres vivants ou des minéraux de la terre, furetait çà et là et traquait la symphonie du silence. Les fragrances les plus exquises côtoyaient les remugles les plus pestilentiels, jusqu’à persister quand leurs corps volatiles se cristallisaient.

Il est une femme. Elle suit du regard, là-bas, la trajectoire du soleil. Cette femme n’est autre que toi.

Tu n’étais pas en mesure d’admirer ou entendre toutes ces singularités avec exactitude et dans leur entièreté. Enfermée entre quatre murs rongés par l’obscurité, tu découvrais ce monde seulement par les paroles de celui qui t’avait insufflé la vie. Même lorsqu’il ouvrait l’unique porte de ta demeure pour te laisser observer le ciel, ta vision restait restreinte. Nouvelle née, tu étais affiliée à un destin arrangé par ton maître. Au début, tu t’y pliais, mais tu cherchas assez vite à savoir pourquoi tu devais le faire, puis à te libérer de lui.

Aujourd’hui, tu t’habitues à ton nouvel état. Tes fils ne t’entravent plus bien qu’ils ne soient pas encore tout à fait guéris. Parfois, ils s’empêtrent dans les éléments du paysage, les objets, ou dans les autres êtres vivants. Parfois, ils s’accrochent si fort dans le décor ! Ta peau aussi fragile que du papier de riz se fendille alors.

Cependant, tu t’en moques puisque tu réussis à t’en délivrer. Tu avances et tu te façonnes seule. Tu as compris ta raison d’être ; personne n’a le droit de se mettre à ta place. Une pareille infamie ne doit plus se reproduire. Diriger ton existence, tu le fais même si tu ne te débrouilles pas toujours très bien. Tu agis comme tu l’entends, sans te trahir.

Ton maître ne l’a jamais accepté. Jamais.

Sous un ciel changeant au rythme des saisons et des cycles, tu progresses. Fugace et vagabonde, tu chantes encore tandis que ta silhouette danse de nuit comme de jour. De temps en temps, tu t’arrêtes afin de contempler ce qui t’entoure. Ton avenir est tien malgré ses nombreux carrefours. Ton cœur susurre des choses même s’il n’aime pas les brouillons bourrés de ratures.

Tout ceci respire la confusion et la complexité pour quiconque ; voilà pourquoi tu as décidé de raconter ton histoire. Un conte que tu as griffonné toi-même – avec tes doigts, tes fils. Désormais, tu es prête. Tu choisiras de parler de toi à la troisième personne, car c’est plus facile.

Sur ces quelques mots, tu commences.

Chapitre 1 : Ève veille