Chapitre 3 :
Joli pantin

Evana tremble sur ses jambes graciles et parcourues de frémissements. Sa chair se rebelle contre le traitement infligé par Professeur – il tend ses fils pour qu’elle se tienne bien droite. L’exercice dure depuis… Elle l’ignore, ses notions temporelles sont toujours brouillonnes. La mélodie de sa voix l’encourage, mais elle préférerait retourner à son sommeil et ses rêves ; il l’a habituée à s’y réfugier dès qu’il décèle la moindre once de fatigue chez elle.

Il l’a prévenue : la douleur s’invitera en elle. La frustration aussi, impossible de réussir du premier coup. En revanche, rien ne laissait présager que ce serait si pénible ! Si seulement il lui avait mieux décrit le déroulement de ses leçons, elle s’y serait davantage préparée ! Si seulement elle savait parler…

Un tressaillement, et voilà qu’il manque de lui arracher le poignet gauche ! Elle se contente de le fixer en fronçant les sourcils, la bouche tordue en une grimace de protestation. Imperturbable devant sa souffrance, son guide continue :

— Allez joli pantin, avance encore un peu. Après, je t’accorderai un repos plus que mérité, je te le promets.

Le supplice lui brûle les veines et accélère les fourmillements de ses membres. L’épreuve la torture. Oh, comme elle est cruelle ! Professeur aussi, à sa manière. Evana baisse le menton après que ces pensées ont tourbillonné en son esprit agité. Comment ose-t-elle le qualifier ainsi ? Son maître est gentil, lui est dévoué. Il lui apprend à marcher pour son bien, aucune autre solution ne se profile à l’horizon. Il lui faut accepter l’idée et s’adapter.

Elle sera prête à accueillir le Prince Charmant, bien que Professeur ne lui ait rien dit de nouveau.

Elle soupire, puis tente quelques pas. La douleur est oubliée – enfin presque –, elle palpite toujours en son sein bien qu’atténuée. Bientôt, Evana pourra se mouvoir avec grâce et avec fluidité. Elle sera en mesure de danser, de sauter et même de s’envoler du bout de ses pieds. Lorsque Professeur l’assistera, elle ne le sentira plus, arrivera à se débrouiller sans lui. Sa dernière réflexion la galvanise.

Tout sera parfait. Elle lui prouvera qu’elle est capable de répondre à ses attentes et qu’elle est forte.

Son menton se redresse. Allez, elle doit s’y remettre sans se résigner. Le temps se révèle être une denrée précieuse…

Evana recommence, mais malheur ! La souffrance l’enlace de nouveau si fort qu’elle en tombe à genoux. Elle réprime à grand-peine les cris qui cherchent à jaillir de sa poitrine saisie de spasmes. Ses muscles se crispent, ses lèvres se serrent. Elle se replie sur elle-même. Une chaleur brûlante envahit son front, ses joues, se répand jusqu’aux ailes de son nez et à l’intérieur de ses orbites ; stupeur et halètements.

D’après ses pas, Professeur se précipite vers elle. Il la soulève avec délicatesse. Miséricorde, il ne tire plus sur ses fils ! Des ondes de soulagement se tortillent dans son corps, elle lui en sait gré. Sa cage thoracique se relâche grâce à sa respiration moins erratique. Evana déglutit et se laisse porter, les membres ballants. Ses pieds et ses chevilles sont aussi parcourus par des crampes.

— Evana. Le son se propage en échos.

Elle acquiesce.

— La même chose se produit avec les gestes, ajoute-t-il d’un ton docte.

Oui. Elle a expérimenté le phénomène à plusieurs reprises en cognant un morceau de bois contre un autre, en tapant dans ses mains, ou en claquant la langue. D’ailleurs, elle a apprécié le résultat. La musique qui est née de ses mouvements est si agréable ! Ses notes résonnent encore à ses oreilles.

— Il faut persévérer si tu veux y arriver.

Les grands iris d’Evana le scrutent – pas une seule fois, ses paupières ne battent. Ses doigts se crispent. Elle espère que ce ne sera pas aussi atroce, que la prochaine leçon ne sera pas plus astreignante. Le silence s’invite entre eux durant plusieurs secondes, rompu par son maître :

— Cela suffira pour aujourd’hui. Demain, ainsi que les jours suivants, nous recommencerons.

Evana joue des articulations de son cou pour signifier son approbation, même si son esprit est à des lumières de le désirer. Elle plisse les lèvres sans se rendre compte de l’effet produit ; ses mains se recroquevillent contre son ventre noué.

— Cesse de faire la moue, joli pantin. Cela ne prend pas avec moi, lui déclare Professeur avec morgue, ses yeux orangés rivés sur elle.

Les sourcils d’Evana s’arquent, mais devant l’expression contrariée de son guide, elle abdique ; à l’avenir, elle ne devra pas récidiver, au risque de déclencher une réaction bien plus véhémente. Un frisson la gagne et dévale le long de son échine. Non, elle ne le veut pas. Oh non, surtout pas. Elle lui est trop attachée dans tous les sens du terme, même si parfois, elle souhaite qu’il l’écoute davantage, qu’il se montre plus indulgent avec elle. Cependant, hors de question de le lui avouer, sous peine de susciter chez lui les tracas à éviter plus que tout !

Quant au Prince Charmant, il n’aimera pas un tel comportement non plus.

Avec douceur, Professeur la porte jusqu’au lit construit quelques jours plus tôt. Il est confortable contrairement à la table sur laquelle elle est née, dont la fraîcheur et la dureté ne lui manquent pas. Elle ne s’endort plus dans la position grotesque qu’elle adoptait encore peu de temps auparavant. Son maître est content, puisqu’elle ne se courbe plus et ne déforme plus son corps délicat.

Ses pensées commencent à entamer leur fugue, et elle ne cherche pas à les en empêcher. L’allégresse la capture entre ses houles délectables, enivrantes, tumultueuses. Professeur ne la réprimande plus à ce sujet… Divaguer lui est vital pour se forger, n’est pas si néfaste. L’a-t-il compris ?

Soudain, tandis qu’il l’assoit sur les draps aussi blancs et satinés que ses cheveux, il lui chuchote à l’oreille :

— Tu es jolie comme un cœur, en es-tu consciente ?

Un acquiescement.

— Oh, je te l’ai déjà dit et redit, c’est vrai. Je présume que tu ne m’en veux pas pour cela, Evana.

Non, bien sûr que non. Elle le regarde pour lui communiquer sa réponse, les yeux dans les yeux. Pas de sourire chez Professeur, mais elle est certaine qu’il en esquisse un. Elle le décrypte de mieux en mieux, de jour en jour. Quel ravissement…

Sa main s’élève, puis se pose en dessous de sa poitrine, là où il y a son cœur qui a acquis un rythme cadencé depuis plusieurs jours. Ce qui se loge dans son crâne est son cerveau – Professeur l’a confirmé bien qu’il ne pousse pas le sujet plus loin.

Les deux choses possèdent un nom et une couleur, au moins. Evana s’en accommode et songe à mieux les apprivoiser plus tard.

De nouveau, son regard se rive sur son protecteur, calme et toujours aussi silencieux. Va-t-il l’inviter à s’allonger et à se laisser bercer par Morphée, comme d’habitude ? De toute façon, ce n’est plus une corvée, puisque ses rêveries l’attendent avec impatience. Elle assimile tant de notions grâce à elles, sa curiosité est à la fois rassasiée et avivée. Elle s’en languit, même si le secret entre elle et eux doit être scellé. C’est peut-être mal, mais personne ne le soupçonne.

Pas même Professeur.

— Bien. Tu sais ce qu’il te reste à faire, joli pantin.

Evana fronce ses sourcils fins. Ah, « pantin » écorche l’intérieur de ses oreilles, de plus en plus ! Son corps se raidit chaque fois qu’il énonce ce mot. Elle fixe son guide et, tout en réalisant que ce ne sera pas suffisant, ouvre la bouche pour laisser sortir des sons inintelligibles. Sa gorge s’assèche et proteste, ses cordes vocales frottent les unes contre les autres. Sa langue s’embrouille. Elle essaie de ne pas crier ni gémir. Sinon, Professeur serait souffrant !

Elle s’entête, s’entête…

— Arrête.

Quoi ? Non, elle y est presque ! Il lui faut s’obstiner juste un peu, et le tour sera joué !

— Pas maintenant. Je ne t’ai pas encore appris, rétorque son maître d’une voix plus rude.

Evana n’écoute pas. Être comprise est vital même si elle sera vidée de ses forces après ! Parfois, quand il lit dans ses pensées, il semble mal les interpréter… Ou considère-t-il que ce n’est pas si important ? Son initiation au langage devient cruciale ! Comment évoluer sinon ? Elle se concentre, émet des sifflements. Sa mâchoire tout entière est mise à l’épreuve ; elle inspire, puis lâche des morceaux de sa réflexion :

— P… pan…

Elle recommence, les lie ensemble. Il y a du mieux. Inspiration, expiration. Professeur se fige, son regard ambré – elle est parvenue à nommer de manière plus précise cette couleur – est rivé au sien. Une troisième fois, Evana tente de lui dire :

— Pan… t-ti… tiiii… n-neuuu.

Au lointain, un silence lourd lui répond. Même son guide ne le rompt pas. Il attend qu’elle le prononce comme il faut, bien sûr. Encouragée, Evana masse ses joues avec ses doigts, puis bouge sa langue pour rendre ses propos plus compréhensibles. Le mot chante dans son esprit, il lui délivre ses syllabes, ses phonèmes. Ses oreilles l’entendent résonner. Enfin, après un effort de volonté colossal, elle le chuchote sans bafouiller :

— Pantine.

Professeur sourit.

— Oh. Tu préfères être appelée de cette manière ?

Evana lève le menton.

— Non, ne hoche pas la tête, j’ai saisi. Il est vrai que « pantin » est masculin. Pantine… Sous les lettres de ce nom, cela scintille, charmant. Pantine ressemble à « pantomime », à « pantelant », et…

Elle se penche sur le côté. Que cherche-t-il à lui expliquer ? L’ombre de son maître frémit.

— Ah, je m’égare.

Il effleure du bout des doigts le front de la pantine, qui libère un soupir.

— Endors-toi, maintenant. Demain, tu devras fournir davantage de travail.

Evana ferme les yeux, son cœur s’apaise. Bientôt, il lui faudra réitérer d’autres actes de ce genre pour se faire entendre. Heureusement, Professeur ne l’a pas gourmandée. Elle a réussi ! Oh, comme elle est fière d’elle !

Un sourire frôle ses lèvres, le bien-être et la quiétude se diffusent en elle. Elle perçoit leurs fragrances sucrées, ou plutôt fruitées, loin d’être crayeuses ; elle adore jongler avec le vocabulaire que son cerveau garde en lui, pareil à un trésor.

Désormais, elle peut goûter au repos et à ses contrées valeureuses.

Professeur s’en retourne avec prestance et vivacité, le corps d’Evana demeure immobile. Elle ignore tellement de choses sur lui ; quel est l’endroit où il vit la plupart du temps, lorsqu’il n’est pas avec elle ? Comment est-il né ? De la même manière qu’elle, ou non ? Quel est le chemin qu’il lui faut suivre ?

Mais très vite, ses réflexions se mélangent aux brumes du sommeil, qui s’insinue avec délice en elle.

Chapitre 4 : Monde