Chapitre 2 :
Soliste

Avec une perplexité émaillée de curiosité, Evana pince le fil chatoyant partant de son poignet à la peau tendre. Le geste ne lui cause aucune douleur, mais le tiraillement qui en résulte lui laisse une impression dérangeante. Le tout réveille des sensations étrangères dans la chose inerte de sa poitrine. Son cœur. Ses yeux incolores – Professeur le lui a révélé, puisqu’elle tentait de s’observer en palpant son visage – papillonnent.

Désormais, elle est capable de mettre des noms sur presque tout ce qu’elle éprouve sans être troublée par leur provenance. Les émotions.

D’après Professeur, elles sont un bouclier factice qui ne protège pas, bien au contraire ; il en donne l’illusion et, surtout, il permet de ne pas assumer ses actes. Ce bouclier sournois retardera à coup sûr son développement personnel. Il risque même d’influencer de manière négative ses réflexions.

Ses paroles ont paru très étonnantes à Evana, mais elle n’en a soufflé mot et l’a cru sans réserve par la suite. Après tout, il possède beaucoup plus d’expérience qu’elle dans bien des domaines et compte lui prodiguer ses enseignements à un rythme adapté pour elle, sans abandonner.

Pour grandir, il lui faudra les suivre, être prête quand Celui-qu’elle-attend, le Prince Charmant d’après Professeur, viendra la voir ; elle accepte le chemin qu’il lui trace – il sait ce qui est bon pour elle.

Un soupir familier s’élève juste derrière elle et la tire de ses songeries, à appréhender aussi. Elle a découvert leur existence dès son deuxième réveil. Au début, elle les a confondues avec la réalité ; ça n’a pas duré.

La voix de son maître, rauque et solennelle, s’épanouit ensuite près de son oreille droite :

— Evana, ne touche pas à tes fils. Ils sont précieux, tu comprends ?

Elle tourne ses iris sans couleur vers lui, où brille un « pourquoi ? » embarrassé impossible à exprimer. Professeur lui a promis qu’il lui apprendra à parler dès le crépuscule d’un jour qui arrivera bientôt. Ses notions temporelles sont décousues et floues, les mots mystérieux de son guide demeurent obscurs. Toutefois, il l’a tranquillisée à ce sujet : tout se déroule bien pour elle. Elle ne souffre d’aucune anormalité.

— Sans eux, tu ne peux pas marcher. Tu ne peux pas te tenir debout.

Evana ne renie pas ses allégations. Oui, ses fils lui apportent un équilibre qu’elle n’est pas sûre d’acquérir seule. Ils lui appartiennent et l’aideront à évoluer. Pour l’instant, ils l’intriguent, raison de plus pour commencer à les apprivoiser.

— Sans eux, tu n’aurais pas la mainmise sur tes émotions et elles provoqueraient l’anarchie en ton petit corps frêle.

Ah. C’est donc ça… L’anarchie. Le désordre, le chaos. Elle en saisit la teneur et s’en effraie. Un froid insidieux se colle à son être dès qu’elle y pense. Professeur est bien plus explicite. Elle est sans doute prête à l’entendre, sinon il aurait gardé le silence comme d’habitude. Il ne cherche pas à éveiller la peur en elle, plutôt à l’informer des dangers qui la guettent.

Il tend un doigt longiligne vers elle et le pose sur le fil qui part de son cœur. Muette, Evana attend, même si elle aimerait qu’il cesse. D’où lui vient ce désir qui n’existait pas auparavant ? Comment a-t-il enveloppé son être ?

La pulpe chaude et l’ongle ferme de son maître glissent sur sa courbe jusqu’à arriver à un point invisible dans la pièce où Evana vit. D’ailleurs, elle s’interroge : où s’enfuient donc les cordons luminescents qui sourdent d’elle ? En tout cas, ils se rejoignent en une source unique. Quand elle aura appris à parler, elle demandera à Professeur de confirmer cette certitude.

— Ah, Evana… Ne va pas trop vite.

Aller trop vite ? Elle ne fait rien de particulier depuis son éveil… Elle reste assise, regarde autour d’elle, mange et boit, puis dort. Ces actes font partie de son épanouissement, sinon son guide ne les lui imposerait pas. Il ne lui veut aucun mal. Dans le cas contraire, il ne prendrait pas soin d’elle.

— Je suis là pour cette raison aussi.

Oui, il est là pour qu’elle ne se précipite pas. Evana acquiesce sans sourciller ; elle n’aurait pas pu agir d’une meilleure façon. Pousser des gémissements ou des cris – un exploit accompli une seule fois depuis sa naissance – cause à Professeur de grandes douleurs, au point qu’il se tord et s’agite. Or, pas question de le blesser… Jamais ! Il lui a offert son existence actuelle, abuser de sa bienveillance serait tellement ingrat !

Evana baisse les yeux ; ses bras à peine plus charnus que des baguettes retombent et pendent le long de ses flancs maigres. Son apparence lui importe peu, bien qu’elle s’observe de temps à autre. Elle commence à mettre un nom sur le peu de couleurs qui l’habillent. Une peau beige, parfois tirant sur le rose clair, sans parler du rouge qui s’épanouit après qu’elle a appuyé trop fort sur une zone avec le bout de son ongle transparent. Une peau fragile comme du papier de riz…

Son être intérieur en arbore aussi, des teintes, inconnues pour l’instant.

Ses yeux et ses cheveux, c’est autre chose. L’incolore, le blanc, voilà des non-nuances. Le noir du corps de Professeur en fait partie ; un corps différent du sien, composé de fumerolles.

Sa bouche, elle l’ignore : jamais elle ne s’est vue comme elle voit son guide.

Ses paumes se plaquent sur ses cuisses recouvertes par sa robe orange. Son maître a désapprouvé qu’elle s’habille, mais y a quand même consenti face à son insistance et la souffrance soulevée par sa nudité. Malgré tout, il lui a répondu qu’« il n’y a rien à cacher, puisqu’il n’y a rien à montrer », ce qui a suscité un léger pincement en son être. Pourquoi de pareils mots ? Pourquoi a-t-elle ressenti de la tristesse – et autre chose impossible à nommer pour l’heure ?

Evana relègue l’incident, guère important, au fond de son être.

La voix de Professeur s’insinue dans son esprit occupé à cogiter et interrompt son bouillonnement :

— Te perds-tu dans tes pensées ?

Un frisson électrique cascade le long de sa colonne vertébrale raidie. Elle inquiète son maître, néglige ses conseils, n’est pas attentive.

— N’erre pas trop loin, sinon je ne pourrai jamais te rattraper, et tu risques de t’attirer beaucoup de mal, lui répète-t-il d’un ton magnanime.

Les épaules d’Evana se haussent à peine. Elle le sait déjà. Néanmoins, ses paroles la rassurent et l’enveloppent dans un cocon agréable et sécurisant. Il tient vraiment à elle pour veiller sur sa personne comme si elle incarnait un joyau précieux, une fleur que l’astre n’ose pas éclairer de peur de provoquer sa dégénérescence. Le désarroi et la peine empliraient la pantine s’il en était autrement.

— Une multitude de mystères sont à ta portée, et certains sont inutiles.

Il le lui a seriné à de nombreuses occasions avec pragmatisme et sagesse. Elle lui donne tant de fil à retordre – sans mauvais jeu de mots –, mais la patience le guide. Son indiscipline est bien trop marquée, il lui consacre du temps pour la remettre dans le droit chemin. Un jour, elle réussira à le rendre fier. Son parcours s’avère semé d’embûches.

— Tu découvriras ceux qui seront bons pour toi, même s’ils peuvent te causer du tort. Tu n’es pas comme les autres êtres vivants. Malgré cela, tu grandiras.

Oui, ses paroles sont pleines de vérité et d’un bon sens qui lui fait défaut. Evana tend la main vers Professeur et touche son bras avec sa paume. Il la laisse agir sans se retirer, ce qui la réconforte. Nul dégoût ne s’exprime en lui, uniquement de l’amusement, même si elle n’aperçoit que ses yeux, pupilles encerclées par cette couleur chaude qui n’est pas tout à fait de l’orangé sous la capuche d’obsidienne. Elle apprécie avec justesse les moments partagés ensemble. À son contact, elle assimile beaucoup de choses ! Toutefois, n’est-elle pas pénible avec ses travers ? Ne se montre-t-elle pas entreprenante ?

— Non, tu ne m’importunes pas.

Un premier sourire authentique fleurit sur la bouche d’Evana. Quelques instants plus tôt, elle croyait en être incapable. Elle n’a ébauché que des brouillons jusqu’à présent. Un pareil miracle lui paraît insolite ; ses joues et les commissures de ses lèvres sont tiraillées. Ses pommettes remontent et ses cernes se plissent afin que son visage s’adapte – son visage lisse, peut-être un peu terne, peut-être dénué légèrement de finesse.

Une conviction assiège ses ressentis tel un rapace qui enserre sa proie : elle est un être bien étrange et n’en prend conscience qu’à certains moments, quand elle y réfléchit. Du vocabulaire et de l’imagination siégeaient déjà en elle avant qu’elle n’ouvre les yeux pour la première fois. Professeur le soupçonne-t-il ? Pourquoi agit-il comme si ce n’était pas normal, alors ?

Il recule et s’incline. Evana est toujours assise sur cette planche de bois soutenue par quatre bâtons de la même matière. Ni la chaleur ni la froideur n’y résident. Pourtant, c’est vivant, elle le sent. Tout son corps en est persuadé, bien qu’elle échoue à comprendre comment c’est possible. La preuve : des vers rongent un des pieds de cette chose. Oh, une nouvelle connaissance issue du néant. Si Professeur l’apprend en lisant dans ses pensées, il se moquera d’elle ou lui enjoindra d’oublier – la contrariété s’immisce en lui lorsqu’elle s’y perd.

— Dis-moi, Evana… Que veux-tu faire à présent ?

Eh bien, pourquoi ne décide-t-il pas pour elle, puisqu’elle n’est pas en mesure de lui répondre ? Leurs échanges sont plus faciles. Professeur reste silencieux pendant de longues minutes tout aussi peu éloquentes avant de murmurer :

— D’accord. Tu as besoin de dormir.

Evana retient un soupir tissé de frustration. Encore dormir ! Oh, est-ce si nécessaire ? Enfin… Si son maître le lui ordonne pour son bien, elle ne s’en plaindra pas. Le sommeil lui apporte de la tranquillité, des divagations, et aussi des songeries menteuses – baptisées ainsi par Professeur. Souhaite-t-il qu’elle lutte contre elles pour avancer ? Quel enseignement original ! Quoique. Elle vient d’émettre un jugement, mais en a-t-elle le droit et les capacités ?

Ses yeux luisants se ferment doucement tandis qu’elle se penche en avant. Sa nuque s’incline, ses longs cheveux pâles recouvrent son visage. Après sa naissance, Professeur s’est étonné de cette posture absurde pour s’assoupir. Elle-même se questionne sur la raison pour laquelle elle la préfère à la position allongée. Sujet vite clos, car elle est différente des autres êtres vivants.

— Rendors-toi, Evana. Bientôt, je t’initierai à des savoirs difficiles, comme parler.

Elle est déjà loin. Oh oui, elle se concentre sur ses pauvres songeries menteuses, les mal-aimées. Il lui faudra le dissimuler à Professeur, parce qu’il sera mécontent sinon. Voici son deuxième petit secret, qui se nichera en elle sans lui amener de tort. Selon son maître, il y a des bonnes et des mauvaises choses pour grandir. Si jamais il la surprend en train de divaguer, elle lui répétera ses propos pour lui prouver qu’elle ne cherche pas à le décevoir.

Ce seront ses rêveries solos. Oui, ce nom possède des consonances plus jolies, plus mélodieuses. Evana l’adopte, puis échoue dans les voiles ombreuses du sommeil aux échos proches du néant.

Chapitre 3 : Joli pantin